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An vivere tanti est ?
Cogimur a suetis animum suspendere rebus,
Atque, ut vivamus, vivere desinimus.
Hos superesse rear, quibus et spirabilis aer
Et lux qua regimur redditur ipsa gravis ?

S’ils ne font autre bien, ils font au-moins cecy, qu’ils preparent de bonne heure les patiens à la mort, leur sapant peu à peu et retranchant l’usage de la vie. Et sain et malade, je me suis volontiers laissé aller aux appetits qui me pressoient. Je donne grande authorité à mes desirs et propensions. Je n’ayme point à guarir le mal par le mal ; je hay les remedes qui importunent plus que la maladie. D’estre subject à la cholique et subject à m’abstenir du plaisir de manger des huitres, ce sont deux maux pour un. Le mal nous pinse d’un costé, la regle de l’autre. Puisque on est au hazard de se mesconter, hazardons nous plustost à la suitte du plaisir. Le monde faict au rebours, et ne pense rien utile qui ne soit penible : la facilité luy est suspecte. Mon appetit en plusieurs choses s’est assez heureusement accommodé par soy-mesme et rangé à la santé de mon estomac. L’acrimonie et la pointe des sauces m’agréerent estant jeune ; mon estomac s’en ennuyant depuis, le goust l’a incontinent suyvy. Le vin nuit aux malades : c’est la premiere chose de quoy ma bouche se desgouste, et d’un desgoust invincible. Quoy que je reçoive desagreablement me nuit, et rien ne me nuit que je face avec faim et allegresse ; je n’ay jamais nuisance d’action qui m’eust esté bien plaisante. Et si ay fait ceder à mon plaisir, bien largement, toute conclusion medicinalle. Et me suis jeune,

Quem circumcursans huc atque huc saepe Cupido
Fulgebat, crocina splendidus in tunica,

presté autant licentieusement et inconsideréement qu’autre au desir qui me tenoit saisi,

Et militavi non sine gloria,