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ne m’en sçavoir desprendre. La vie est un mouvement inegal, irregulier et multiforme. Ce n’est pas estre amy de soy, et moins encore maistre, c’est en estre esclave, de se suivre incessamment, et estre si pris à ses inclinations qu’on n’en puisse fourvoyer, qu’on ne les puisse tordre. Je le dy à cette heure, pour ne me pouvoir facilement despestrer de l’importunité de mon ame, en ce qu’elle ne sçait communément s’amuser sinon où elle s’empeche, ny s’employer que bandée et entiere. Pour leger subject qu’on luy donne, elle le grossit volontiers et l’estire jusques au poinct où elle ait à s’y embesongner de toute sa force. Son oysifveté m’est à cette cause une penible occupation, et qui offence ma santé. La plus part des esprits ont besoing de matiere estrangere pour se desgourdir et exercer ; le mien en a besoing pour se rassoir plustost et sejourner, vitia otii negotio discutienda sunt, car son plus laborieux et principal estude, c’est s’estudier à soy. Les livres sont pour luy du genre des occupations qui le desbauchent de son estude. Aux premieres pensées qui lui viennent, il s’agite et faict preuve de sa vigueur à tout sens, exerce son maniement tantost vers la force, tantost vers l’ordre et la grace, se range, modere et fortifie. Il a dequoy esveiller ses facultez par luy mesme. Nature luy a donné, comme à tous, assez de matiere sienne pour son utilité, et de subjects siens assez où inventer et juger. Le mediter est un puissant estude et plein, à qui sçait se taster et employer vigoureusement : j’aime mieux forger mon ame que la meubler. Il n’est point d’occupation ny plus foible, ny plus forte, que celle d’entretenir ses pensées selon l’ame que c’est. Les plus grandes en font leur vacation, quibus vivere est cogitare. Aussi l’a nature favorisée de ce privilège qu’il n’y a rien que nous puissions faire si long temps, ny action à la quelle nous nous adonons plus ordinairement et facilement. C’est la besongne des Dieus, dict Aristote, de laquelle nait et leur beatitude et la nostre. La lecture me sert specialement à esveiller par divers objects mon discours, à embesongner mon jugement, non ma memoyre. Peu d’entretiens doncq m’arretent sans vigueur et sans effort. Il est vray que la gentillesse et la beauté me remplissent et occupent autant ou plus que le pois et la profondeur. Et d’autant que je sommeille en toute autre communication et que je n’y preste que l’escorce de mon attention, il m’advient souvent, en telle sorte de propos abatus et laches, propos de contenance, de dire et respondre des songes et bestises indignes d’un enfant et ridicules, ou de me