Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/252

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

routes, et moy déjà acheminé à deux ou trois harquebousades de là,

Jam prece Pollucis, jam Castoris implorata,

voicy une soudaine et tres-inopinée mutation qui leur print. Je vis revenir à moy le chef avec parolles plus douces, se mettant en peine de recercher en la troupe mes hardes escartées, et m’en faisant rendre selon qu’il s’en pouvoit recouvrer, jusques à ma boyte. Le meilleur present qu’ils me firent ce fut en fin ma liberté ; le reste ne me touchoit guieres en ce temps là. La vraye cause d’un changement si nouveau et de ce ravisement, sans aucune impulsion apparente, et d’un repentir si miraculeux, en tel temps, en une entreprinse pourpensée et deliberée, et devenue juste par l’usage (car d’arrivée je leur confessay ouvertement le party duquel j’estois, et le chemin que je tenois), certes je ne sçay pas bien encores quelle elle est. Le plus apparent, qui se demasqua et me fit cognoistre son nom, me redict lors plusieurs fois que je devoy cette delivrance à mon visage, liberté et fermeté de mes parolles, qui me rendoyent indigne d’une telle mes-adventure, et me demanda asseurance d’une pareille. Il est possible que la bonté divine se voulut servir de ce vain instrument pour ma conservation. Elle me deffendit encore l’endemain d’autres pires embusches, desquelles ceux cy mesme m’avoyent adverty. Le dernier est encore en pieds pour en faire le compte ; le premier fut tué il n’y a pas long temps. Si mon visage ne respondoit pour moy, si on ne lisoit en mes yeux et en ma voix la simplicité de mon intention, je n’eusse pas duré sans querelle et sans offence si long temps, avec cette liberté indiscrete de dire à tort et à droict ce qui me vient en fantasie, et juger temerairement des choses.