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telles autres qualitez voisines. Il y a des beautez non fieres seulement mais aygres ; il y en a d’autres douces, et encores au delà fades. D’en prognostiquer les avantures futures, ce sont matieres que je laisse indecises. J’ay pris, comme j’ay dict ailleurs, bien simplement et cruement pour mon regard ce precepte ancien : que nous ne sçaurions faillir à suivre nature, que le souverain precepte c’est de se conformer à elle. Je n’ay pas corrigé, comme Socrates, par force de la raison mes complexions naturelles, et n’ay aucunement troublé par art mon inclination. Je me laisse aller, comme je suis venu, je ne combats rien, mes deux maistresses pieces vivent de leur grace en pais et bon accord ; mais le lait de ma nourrice a esté Dieu mercy mediocrement sain et temperé. Diray-je cecy en passant : que je voy tenir en plus de prix qu’elle ne vaut, qui est seule quasi en usage entre nous, certaine image de preud’homie scholastique, serve des preceptes, contraincte soubs l’esperance et la crainte ? Je l’aime telle que les loix et religions non facent mais parfacent et authorisent, qui se sente de quoy se soustenir sans aide, née en nous de ses propres racines par la semence de la raison universelle empreinte en tout homme non desnaturé. Cette raison, qui redresse Socrates de son vicieux ply, le rend obeïssant aux hommes et aux Dieux qui commandent en sa ville, courageux en la mort, non parce que son ame est immortele, mais par ce qu’il est mortel. Ruineuse instruction à toute police, et bien plus dommageable qu’ingenieuse et subtile, qui persuade aux peuples la religieuse creance suffire, seule et sans les meurs, à contenter la divine justice. L’usage nous faict veoir une distinction enorme entre la devotion et la conscience. J’ay un port favorable et en forme et en interpretation,

Quid dixi habere me ? Imo habui, Chreme’
Heu tantum attriti corporis ossa vides,

et qui faict une contraire montre à celuy de Socrates. Il m’est souvant advenu que, sur le simple credit de ma presence et de mon air, des personnes qui n’avoyent aucune cognoissance de moy s’y sont grandement fiées, soit pour leurs propres affaires, soit pour les miennes ; et en ay tiré és pays estrangiers des faveurs singulieres et rares. Mais ces deux experiences valent, à l’avanture, que je les recite particulierement. Un quidam delibera de surprendre ma maison et moy. Son art fut d’arriver seul à ma porte et d’en presser un peu instamment l’entrée ; je le cognoissois de nom, et avois occasion de me fier de luy, comme de mon voisin et aucunement mon alié. Je luy fis ouvrir, comme je fais à chacun. Le voicy tout effroyé, son cheval hors d’haleine, fort harassé. Il m’entretint de cette fable : qu’il venoit d’estre rencontré à une demie lieue de là par un sien ennemy, lequel je cognoissois aussi, et avois ouy parler de leur querelle ; que cet ennemy luy avoit merveilleusement chaussé les