Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/246

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

cignes la chantent), mais de plus la rechercher à leur besoing, comme portent plusieurs exemples des elephans. Outre ce, la façon d’argumenter de laquelle se sert icy Socrates est elle pas admirable esgalement en simplicité et en vehemence ? Vrayment il est bien plus aisé de parler comme Aristote et vivre comme Caesar, qu’il n’est aisé de parler et vivre comme Socrates. Là loge l’extreme degré de perfection et de difficulté : l’art n’y peut joindre. Or nos facultez ne sont pas ainsi dressées. Nous ne les essayons ny ne les cognoissons ; nous nous investissons de celles d’autruy, et laissons chomer les nostres. Comme quelqu’un pourroit dire de moy que j’ay seulement faict icy un amas de fleurs estrangeres, n’y ayant fourny du mien que le filet à les lier. Certes j’ay donné à l’opinion publique que ces parements empruntez m’accompaignent. Mais je n’entends pas qu’ils me couvrent, et qu’ils me cachent : c’est le rebours de mon dessein, qui ne veux faire montre que du mien, et de ce qui est mien par nature ; et si je m’en fusse creu, à tout hazard, j’eusse parlé tout fin seul. Je m’en charge de plus fort tous les jours outre ma proposition et ma forme premiere, sur la fantasie du siecle et enhortemens d’autruy. S’il me messied à moy, comme je le croy, n’importe : il peut estre utile à quelque autre. Tel allegue Platon et Homere, qui ne les veid onques. Et moy ay prins des lieux assez ailleurs qu’en leur source. Sans peine et sans suffisance, ayant mille volumes de livres autour de moy en ce lieu où j’escris, j’emprunteray presentement s’il me plaist d’une douzaine de tels ravaudeurs, gens que je ne feuillette guiere, de quoy esmailler le traicté de la phisionomie. Il ne faut que l’espitre liminaire d’un alemand pour me farcir d’allegations ; et nous allons quester par là une friande gloire, à piper le sot monde. Ces pastissages de lieux communs, dequoy tant de gents mesnagent leur estude, ne servent guere qu’à subjects communs ; et servent à nous montrer non à nous conduire, ridicule fruict de la science, que Socrates exagite si plaisamment contre Euthydeme. J’ay veu faire des livres de choses ny jamais estudiées ny entendues, l’autheur commettant à divers de ses amis sçavants la recherche de cette-cy et de cette autre matiere à le bastir, se contentant pour sa part d’en avoir projetté le dessein et empilé par son industrie ce fagot de provisions incogneues ; au moins est sien l’ancre et le papier. Cela c’est en conscience achetter ou emprunter un livre, non pas le faire. C’est apprendre aux hommes, non qu’on sçait faire un livre, mais, ce dequoy ils pouvoient estre en doute, qu’on ne le sçait pas faire. Un president se vantoit, où j’estois, d’avoir amoncelé deux cens tant de lieux estrangers en un sien arrest presidental. En le preschant à chacun il me sembla effacer la gloire qu’on luy en donnoit. Pusillanime et absurde vanterie à mon gré pour un tel subject et telle personne. Parmy tant d’emprunts je suis bien aise d’en pouvoir desrober quelqu’un, les desguisant et difformant à nouveau service. Au hazard que je laisse dire que c’est par faute d’avoir entendu leur naturel usage, je luy donne quelque particuliere adresse de ma main à ce qu’ils en soient d’autant moins purement estrangers. Ceux-cy mettent leurs larrecins en parade et en conte : aussi ont ils plus de crédit aux loix que moy. Nous autres naturalistes estimons qu’il y aie grande et incomparable preferance de l’honneur de l’invention à l’honneur de l’allegation.