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volonté me charrie. Mais cette pointe est ennemye de perseverance. Qui se voudra servir de moy selon moy, qu’il me donne des affaires où il face besoing de la vigueur et de la liberté, qui ayent une conduitte droicte et courte, et encores hazardeuse ; j’y pourray quelque chose. S’il la faut longue, subtile, laborieuse, artificielle et tortue, il faira mieux de s’adresser à quelque autre. Toutes charges importantes ne sont pas difficiles. J’estois preparé à m’embesongner plus rudement un peu, s’il en eust esté grand besoing. Car il est en mon pouvoir de faire quelque chose plus que je ne fais et que je n’ayme à faire. Je ne laissay, que je sçache, aucun mouvement que le devoir requist en bon escient de moy. J’ay facilement oublié ceux que l’ambition mesle au devoir et couvre de son titre. Ce sont ceux qui le plus souvant remplissent les yeux et les oreilles, et contentent les hommes. Non pas la chose, mais l’apparence les paye. S’ils n’oyent du bruict, il leur semble qu’on dorme. Mes humeurs sont contradictoires aux humeurs bruyantes. J’arresterois bien un trouble sans me troubler, et chastierois un desordre sans alteration. Ay-je besoing de cholere et d’inflammation ? Je l’emprunte et m’en masque. Mes meurs sont mousses, plustost fades qu’aspres. Je n’accuse pas un magistrat qui dorme, pourveu que ceux qui sont soubs sa main dorment quand et luy ; les loix dorment de mesme. Pour moy, je loue une vie glissante, sombre et muette, neque submissam et abjectam, neque se efferentem. Ma fortune le veut ainsi. Je suis nay d’une famille qui a coulé sans esclat et sans tumulte, et de longue memoire particulierement ambitieuse de preud’hommie. Nos hommes sont si formez à l’agitation et ostentation que la bonté, la moderation, l’equabilité, la constance et telles qualitez quietes et obscures ne se sentent plus. Les corps raboteux se sentent, les polis se manient imperceptiblement ; la maladie se sent, la santé peu ou point ; ny les choses qui nous oignent, au pris de celles qui nous poignent.