Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 3.djvu/209

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

aigres exploits je descouvre quelque demeurant de respect et de bien-veuillance, et juge ainsi que, s’il leur eust esté possible, chacun d’eux eust desiré de faire son affaire sans la ruyne de son compaignon plustost qu’avec sa ruyne. Combien autrement il en va de Marius et de Sylla : prenez y garde. Il ne faut pas se precipiter si esperduement apres nos affections et interests. Comme, estant jeune, je m’opposois au progrez de l’amour que je sentoy trop avancer sur moy, et estudiois qu’il ne me fut si aggreable qu’il vint à me forcer en fin et captiver du tout à sa mercy, j’en use de mesme à toutes autres occasions où ma volonté se prend avec trop d’appetit : je me panche à l’opposite de son inclination, comme je la voy se plonger et enyvrer de son vin ; je fuis à nourrir son plaisir si avant que je ne l’en puisse plus r’avoir sans perte sanglante. Les ames qui, par stupidité, ne voyent les choses qu’à demy jouyssent de cet heur que les nuisibles les blessent moins : c’est une ladrerie spirituelle qui a quelque air de santé, et telle santé que la philosophie ne mesprise pas du tout. Mais pourtant ce n’est pas raison de la nommer sagesse, ce que nous faisons souvent. Et de cette maniere se moqua quelqu’un anciennement de Diogenes, qui alloit embrassant en plain hyver, tout nud, une image de neige pour l’essay de sa patience. Celuy-là le rencontrant en cette démarche : As tu grand froid à cette heure ? luy dict-il.--Du tout poinct, respond Diogenes.--Or, suyvit l’autre, que penses-tu donc faire de difficile et d’exemplaire à te tenir là ? Pour mesurer la constance il faut necessairement sçavoir la souffrance. Mais les ames qui auront à voir les evenements contraires et les injures de la fortune en leur profondeur et aspreté, qui auront à les poiser et gouster selon leur aigreur naturelle et leur charge, qu’elles employent leur art à se garder d’en enfiler les causes, et en destournent les advenues. Que fit le Roy Cotys ? il paya liberalement la belle et riche vaisselle qu’on luy avoit presentée ;