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enflent et grossissent leur ame et leur discours naturel à la hauteur de leur siege magistral. Le Maire et Montaigne ont tousjours esté deux, d’une separation bien claire. Pour estre advocat ou financier, il n’en faut pas mesconnoistre la fourbe qu’il y a en telles vacations. Un honneste homme n’est pas comptable du vice ou sottise de son mestier, et ne doibt pourtant en refuser l’exercice : c’est l’usage de son pays, et il y a du proffict. Il faut vivre du monde et s’en prevaloir tel qu’on le trouve. Mais le jugement d’un Empereur doit estre au dessus de son empire, et le voir et considerer comme accident estranger ; et luy, doit sçavoir jouyr de soy à part et se communicquer comme Jacques et Pierre, au moins à soy-mesmes. Je ne sçay pas m’engager si profondement et si entier. Quand ma volonté me donne à un party, ce n’est pas d’une si violente obligation que mon entendement s’en infecte. Aus presens brouillis de cet estat, mon interest ne m’a faict mesconnoistre ny les qualitez louables en nos adversaires, ny celles qui sont reprochables en ceux que j’ay suivy. Ils adorent tout ce qui est de leur costé : moy je n’excuse pas seulement la plus part des choses que je voy du mien. Un bon ouvrage ne perd pas ses graces pour plaider contre ma cause. Hors le neud du debat, je me suis maintenu en equanimité et pure indifference. Neque extra necessitates belli praecipuum odium gero. Dequoy je me gratifie, d’autant que je voy communément faillir au contraire. Utatur motu animi qui uti ratione non potest. Ceux qui alongent leur cholere et leur haine au dela des affaires, comme faict la plus part, montrent qu’elle leur part d’ailleurs, et de cause particuliere : tout ainsi comme à qui, estant guary de son ulcere, la fiévre demeure encore, montre qu’elle avoit un autre principe plus caché. C’est qu’ils n’en ont point à la cause en commun, et en-tant qu’elle blesse l’interest de tous et de l’estat ; mais luy en veulent seulement en ce qu’elle leur masche en privé. Voylà pourquoy ils s’en picquent de passion particuliere et au delà de la justice et de la raison publique. Non tam omnia universi quam ea quae ad quemque pertinent singuli carpebant.

Je veux que l’avantage soit pour nous, mais je ne forcene point s’il ne l’est. Je me prens fermemant au plus sain des partis, mais je n’affecte pas qu’on me remarque specialement ennemy des autres, et outre la raison generalle. J’accuse merveilleusement cette vitieuse forme d’opiner : Il est de la Ligue, car il admire la grace de Monsieur de Guise. L’activeté du Roy de Navarre l’estonne : il est Huguenot. Il treuve cecy à dire aux mœurs du Roy : il est seditieux en son cœur. Et ne conceday pas au magistrat mesme qu’il eust raison de condamner un livre pour avoir logé entre les meilleurs poetes de ce siecle un heretique. N’oserions nous dire d’un voleur qu’il a belle greve ? Et faut-il, si elle est putain, qu’elle soit aussi punaise ? Aux siecles plus sages, revoqua-on le superbe tiltre de Capitolinus, qu’on avoit auparavant donné à Marcus Manlius comme conservateur de la religion et liberté publique ? Estouffa-on la memoire de sa liberalité et de ses faicts d’armes et recompenses militaires ottroyées à sa vertu, par ce qu’il affecta depuis la Royauté, au prejudice des loix de son pays ? S’ils ont prins en haine un advocat, l’endemain il leur devient ineloquent. J’ay touché ailleurs le zele qui poussa des gens de bien à semblables fautes. Pour moy, je sçay bien dire : il fait meschamment cela, et vertueusement cecy. De mesmes, aux prognostiques ou evenements sinistres des affaires, ils veulent que chacun, en son party, soit aveugle et hebeté ; que nostre persuasion et jugement serve non à la verité mais au project de nostre desir. Je faudroy plustost vers l’autre extremité, tant je crains que mon desir me suborne. Joint que je me deffie un peu tendrement des choses que je souhaitte. J’ay veu de mon temps merveilles en l’indiscrete et prodigieuse facilité des peuples à se laisser mener et manier la creance et l’esperance où il a pleu et servy à leurs chefs, par dessus cent mescontes les uns sur les autres, par dessus les fantosmes et les songes. Je ne m’estonne plus de ceux que les singeries d’Apollonius et de Mehumet enbufflarent. Leur sens et entandement est entierement estouffé en leur passion. Leur discretion n’a plus d’autre chois que ce qui leur rit et qui conforte leur cause. J’avoy remarqué souverainemant cela au premier de nos partis fiebvreux. Cet autre qui est nay depuis, en l’imitant le surmonte. Par où je m’advise que c’est une qualité inseparable des erreurs populaires. Apres la premiere qui part, les opinions s’entrepoussent suivant le vent comme les flotz. On n’est pas du corps si on s’en peut desdire, si on ne vague le train commun. Mais certes on faict tort aux partis justes quand on les veut secourir de fourbes. J’y ay tousjours contredict. Ce moyen ne porte qu’envers les testes malades ; envers les saines, il y a des voyes plus seures et non seulement plus honnestes à maintenir les courages et excuser les accidents contraires. Le ciel n’a point veu un si poisant desaccord que celuy de Cesar et de Pompeius, ny ne verra pour l’advenir. Toutesfois il me semble reconnoistre en ces belles ames une grande moderation de l’un envers l’autre. C’estoit une jalousie d’honneur et de commandement, qui ne les emporta pas à haine furieuse et indiscrete, sans malignité et sans detraction. En leurs plus