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d’autres mysteres plus secrets et plus hauts, pour estre montrés seulement à ceux qui en estoyent profez. Il est vray-semblable que en ceux icy se trouve le vray point de l’amitié que chacun se doibt. Non une amitié faulce, qui nous faict embrasser la gloire, la science, la richesse et telles choses d’une affection principale et immoderée, comme membres de nostre estre, ny une amitié molle et indiscrete, en laquelle il advient ce qui se voit au lierre, qu’il corrompt et ruyne la paroy qu’il accole ; mais une amitié salutaire et reiglée, également utile et plaisante. Qui en sçait les devoirs et les exerce, il est vrayement du cabinet des muses ; il a attaint le sommet de la sagesse humaine et de nostre bon heur. Cettuy-cy, sçachant exactement ce qu’il se doibt, trouve dans son rolle qu’il doibt appliquer à soy l’usage des autres hommes et du monde, et, pour ce faire, contribuer à la société publique les devoirs et offices qui le touchent. Qui ne vit aucunement à autruy, ne vit guere à soy. Qui sibi amicus est, scito hunc amicum omnibus esse. La principale charge que nous ayons, c’est à chacun sa conduite ; et est ce pour quoy nous sommes icy. Comme qui oublieroit de bien et saintement vivre, et penseroit estre quite de son devoir en y acheminant et dressant les autres, ce seroit un sot ; tout de mesme, qui abandonne en son propre le sainement et gayement vivre pour en servir autruy, prent à mon gré un mauvais et desnaturé parti. Je ne veux pas qu’on refuse aux charges qu’on prend l’attention, les pas, les parolles, et la sueur et le sang au besoing :

non ipse pro charis amicis
Aut patria timidus perire.

Mais c’est par emprunt et accidentalement, l’esprit se tenant tousjours en repos et en santé, non pas sans action, mais sans vexation, sans passion. L’agir simplement luy coste si peu, qu’en dormant mesme il agit. Mais il luy faut donner le branle avec discretion : car le corps reçoit les charges qu’on luy met sus, justement selon qu’elles sont ; l’esprit les estant et les appesantit souvant à ses despens, leur donnant la mesure que bon luy semble. On faict pareilles choses avec divers efforts et differente contention de volonté. L’un va bien sans l’autre. Car