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franchement declaré. Mais entre ces trois voleurs qui vindrent depuis, ou il eust fallu se cacher, ou suyvre le vent ; ce que j’estime loisible, quand la raison ne guide plus.

  Quo diversus abis ?

Cette farcisseure est un peu hors de mon theme. Je m’esgare, mais plustot par licence que par mesgarde. Mes fantasies se suyvent, mais par fois c’est de loing, et se regardent, mais d’une veue oblique. J’ay passé les yeux sur tel dialogue de Platon mi party d’une fantastique bigarrure, le devant à l’amour, tout le bas à la rhetorique. Ils ne creignent point ces muances, et ont une merveilleuse grace à se laisser ainsi rouler au vent, ou à le sembler. Les noms de mes chapitres n’en embrassent pas tousjours la matiere ; souvent ils la denotent seulement par quelque marque, comme ces autres tiltres : l’Andrie, l’Eunuche, ou ces autres noms : Sylla, Cicero, Torquatus. J’ayme l’alleure poetique, à sauts et à gambades. C’est une art, comme dict Platon, legere, volage, demoniacle. Il est des ouvrages en Plutarque où il oublie son theme, où le propos de son argument ne se trouve que par incident, tout estouffé en matiere estrangere : voyez ses alleures au Daemon de Socrates. O Dieu, que ces gaillardes escapades, que cette variation a de beauté, et plus lors que plus elle retire au nonchalant et fortuite. C’est l’indiligent lecteur qui pert mon subject, non pas moy ; il s’en trouvera tousjours en un coing quelque mot qui ne laisse pas d’estre bastant, quoy qu’il soit serré. Je vois au change, indiscrettement et tumultuairement. Mon stile et mon esprit vont vagabondant de mesmes. Il faut avoir un peu de folie qui ne veut avoir plus de sottise, disent et les preceptes de nos maistres et encores plus leurs exemples. Mille poetes trainent et languissent à la prosaïque ; mais la meilleure prose ancienne (et je la seme ceans indifferemment pour vers) reluit par tout de la vigueur et hardiesse poetique, et represente l’air de sa fureur. Il luy faut certes quitter la maistrise et preeminence en la parlerie. Le poete, dict Platon, assis sur le trepied des Muses, verse de furie tout ce qui luy vient en la bouche, comme la gargouïlle d’une fontaine, sans le ruminer et poiser, et luy eschappe des choses de diverse couleur, de contraire substance et d’un cours rompu. Luy mesmes est tout poetique, et la vieille theologie poesie, disent les sçavants, et la premiere philosophie. C’est l’originel langage des Dieux. J’entends que la matiere se distingue soy-mesmes. Elle montre assez où elle se change, où elle conclud, où elle commence, où elle se reprend, sans l’entrelasser de paroles, de liaison et de cousture introduictes pour le service des oreilles foibles ou nonchallantes, et sans me gloser moymesme. Qui est celuy qui n’ayme mieux n’estre pas leu que de l’estre en dormant ou en fuyant ? Nihil est tam utile, quod in transitu prosit. Si prendre des livres estoit les apprendre, et si les veoir estoit les regarder, et les parcourir les saisir, j’aurois tort de me faire du tout si ignorant que je dy. Puisque je ne puis arrester l’attention du lecteur par le pois, manco male s’il advient que je l’arreste par mon embrouilleure.--Voire, mais il se repentira par apres de s’y estre amusé.--C’est mon, mais il s’y sera tousjours amusé. Et puis il est des humeurs comme cela, à qui l’intelligence porte desdain, qui m’en estimeront mieux de ce qu’ils ne sçauront ce que je dis : ils conclurront la profondeur de mon sens par l’obscurité, laquelle, à parler en bon escient, je hay bien fort, et l’eviterois si je me sçavois eviter. Aristote se vante en quelque lieu de l’affecter ; vitieuse affectation. Par ce que la coupure si frequente des chapitres, de quoy j’usoy au commencement, m’a semblé rompre l’attention avant qu’elle soit née, et la dissoudre, dedeignant s’y coucher pour si peu et se recueillir, je me suis mis à les faire plus longs, qui requierent de la proposition et du loisir assigné. En telle occupation, à qui on ne veut donner une seule heure on ne veut rien donner. Et ne faict on rien pour celuy pour qui on ne faict qu’autre chose faisant. Joint qu’à l’adventure ay-je quelque obligation particuliere à ne dire qu’à demy, à dire confusément, à dire discordamment.