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autrement qu’ils ne sont. Et si à toute force je n’eusse maintenu un amy que j’ay perdu, on me l’eust deschiré en mille contraires visages. Pour achever de dire mes foibles humeurs, j’advoue qu’en voyageant je n’arrive gueres en logis où il ne me passe par la fantasie si j’y pourray estre et malade et mourant à mon aise. Je veus estre logé en lieu qui me soit bien particulier, sans bruict, non sale, ou fumeux, ou estouffé. Je cherche à flatter la mort par ces frivoles circonstances, ou, pour mieux dire, à me descharger de tout autre empeschement, affin que je n’aye qu’à m’attendre à elle, qui me poisera volontiers assez sans autre recharge. Je veux qu’elle ayt sa part à l’aisance et commodité de ma vie. Ce en est un grand lopin, et d’importance, et espere meshuy qu’il ne dementira pas le passé. La mort a des formes plus aisées les unes que les autres, et prend diverses qualitez selon la fantasie de chacun. Entre les naturelles, celle qui vient d’affoiblissement et appesantissement me semble molle et douce. Entre les violentes, j’imagine plus mal aiséement un precipice qu’une ruine qui m’accable et un coup tranchant d’une espée qu’une harquebousade ; et eusse plustost beu le breuvage de Socrates que de me fraper comme Caton. Et, quoy que ce soit un, si sent mon imagination difference comme de la mort à la vie, à me jetter dans une fournaise ardente ou dans le canal d’une platte riviere. Tant sottement nostre crainte regarde plus au moyen qu’à l’effect. Ce n’est qu’un instant ; mais il est de tel pois que je donneroy volontiers plusieurs jours de ma vie pour le passer à ma mode. Puisque la fantasie d’un chacun