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moy m’en ont deschargé long temps. J’avois desjà pris un autre ply, plus selon ma complexion. Toutesfois, de ce que j’en ay veu, c’est un’occupation plus empeschante que difficile : quiconque est capable d’autre chose le sera bien aiséement de celle-là. Si je cherchois à m’enrichir, cette voye me sembleroit trop longue ; j’eusse servy les Roys, trafique plus fertile que toute autre. Puis que je ne pretens acquerir que la reputation de n’avoir rien acquis, non plus que dissipé, conformement au reste de ma vie, impropre à faire bien et à faire mal, et que je ne cerche qu’à passer, je le puis faire, Dieu mercy, sans grande attention. Au pis aller, courez tousjours par retranchement de despence devant la pauvreté. C’est à quoy je m’attends, et de me reformer avant qu’elle m’y force. J’ay estably au demeurant en mon ame assez de degrez à me passer de moins que ce que j’ay ; je dis passer avec contentement. Non aestimatione census, verùm victu atque cultu, terminatur pecuniae modus. Mon vray besoing n’occupe pas si justement tout mon avoir que, sans venir au vif, fortune n’ait où mordre sur moy. Ma presence, toute ignorante et desdaigneuse qu’elle est, preste grande espaule à mes affaires domestiques ; je m’y employe, mais despiteusement. Joinct que j’ay cela chez moy que, pour brusler à part la chandelle par mon bout, l’autre bout ne s’espargne de rien. Les voyages ne me blessent que par la despence, qui est grande et outre mes forces ; ayant accoustumé d’y estre avec equippage non necessaire seulement, mais encores honneste, il me les en faut faire d’autant plus courts et moins frequents, et n’y employe que l’escume et ma reserve, temporisant et differant selon qu’elle vient. Je ne veux pas que le plaisir du promener corrompe le plaisir du repos ; au rebours, j’entens qu’ils se nourrissent et favorisent l’un l’autre. La Fortune m’a aydé en cecy que, puis que ma principale profession en cette vie estoit de la vivre mollement et plus-tost lachement qu’affaireusement, elle m’a osté le besoing de multiplier en richesses pour pourvoir à la multitude de mes heritiers. Pour un, s’il n’a assez de ce de quoy j’ay eu si plantureusement assez, à son dam ; son imprudence ne merite pas que je luy en desire davantage. Et chascun, selon l’exemple de Phocion, pourvoid suffisamment à ses enfans, qui leur pourvoid en-tant qu’ils ne luy sont dissemblables. Nullement serois-je d’advis du faict de Crates. Il laissa son argent chez un banquier avec cette condition : si ces enfans estoient des sots, qu’il le leur donnast ; s’ils estoient habiles, qu’il le distribuast aus plus simples du peuple. Comme si les sots, pour estre moins capables de s’en passer, estoient plus capables d’user des richesses. Tant y a que le dommage qui vient de mon absence ne me semble point meriter, pendant que j’auray dequoy le porter, que je refuse d’accepter les occasions qui se presentent de me distraire de cette assistance penible. Il y a tousjours quelque piece qui va de travers. Les negoces, tantost d’une maison, tantost d’une autre, vous tirassent. Vous esclairez toutes choses de trop pres ; vostre perspicacité vous nuit icy, comme si faict elle assez ailleurs. Je me desrobe aux occasions de me fascher, et me destourne de la connoissance des choses qui vont mal ; et si ne puis tant faire, qu’à toute heure je ne heurte chez moy en quelque rencontre qui me desplaise. Et les friponneries qu’on me cache le plus sont celles que je sçay le mieux. Il en est que, pour faire moins mal, il faut ayder soy mesmes à cacher. Vaines pointures, vaines par fois, mais tousjours pointures. Les plus menus et graisles empeschemens sont les plus persans ; et comme les petites lettres offencent et lassent plus les yeux,