dequoy je m’offençois infiniement en mon enfance, que ceux qui s’exerçoyent avec moy espargnassent de s’y employer à bon escient, pour me trouver indigne contre qui ils s’efforçassent, c’est ce qu’on voit leur advenir tous les jours, chacun se trouvant indigne de s’efforcer contre eux. Si on recognoist qu’ils ayent tant soit peu d’affection à la victoire, il n’est celuy qui ne se travaille à la leur prester, et qui n’aime mieux trahir sa gloire que d’offenser la leur : on n’y employe qu’autant d’effort qu’il en faut pour servir à leur honneur. Quelle part ont ils à la meslée, en laquelle chacun est pour eux ? Il me semble voir ces paladins du temps passé se presentans aus joustes et aus combats avec des corps et des armes faëes. Brisson, courant contre Alexandre, se feingnit en la course ; Alexandre l’en tança, mais il luy en devoit faire donner le foet. Pour cette consideration, Carneades disoit que les enfans des Princes n’apprennent rien à droict qu’à manier des chevaux, d’autant que en tout autre exercice chacun fleschit soubs eux et leur donne gaigné ; mais un cheval, qui n’est ny flateur ny courtisan, verse le fils du Roy à terre comme il feroit le fils d’un crocheteur. Homere a esté contrainct de consentir que Venus fut blessée au combat de Troye, une si douce saincte et si delicate, pour luy donner du courage et de la hardiesse, qualitez qui ne tombent aucunement en ceux qui sont exempts de danger. On faict courroucer, craindre, fuyr les dieux, s’en jalouser, se douloir et se passionner, pour les honorer des vertus qui se bastissent entre nous de ces imperfections. Qui ne participe au hazard et difficulté, ne peut pretendre interest à l’honneur et plaisir qui suit les actions hazardeuses. C’est pitié de pouvoir tant qu’il advienne que toutes choses vous cedent. Vostre fortune rejecte trop loing de vous la societé et la compaignie, elle vous plante trop à l’escart. Cette aysance et lache facilité de faire tout baisser soubs soy est ennemye de toute sorte de plaisir.
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