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propres richesses, et qu’on les festoye à leurs despens. Car les peuples presument volontiers des Roys, comme nous faisons de nos valets, qu’ils doivent prendre soing de nous aprester en abondance tout ce qu’il nous faut, mais qu’ils n’y doyvent aucunement toucher de leur part. Et pourtant l’Empereur Galba, ayant pris plaisir à un musicien pendant son souper, se fit aporter sa boete, et luy donna en sa main une poignée d’escus qu’il y pescha, avec ces paroles : Ce n’est pas du public, c’est du mien. Tant y a qu’il advient le plus souvant que le peuple a raison, et qu’on repaist ses yeux de ce dequoy il avoit à paistre son ventre. La liberalité mesme n’est pas bien en son lustre en mains souveraines ; les privez y ont plus de droict : car, à le prendre exactement, un Roy n’a rien proprement sien ; il se doibt soy-mesmes à autruy. La jurisdiction ne se donne point en faveur du juridiciant, c’est en faveur du juridicié. On faict un superieur, non jamais pour son profit, ains pour le profit de l’inferieur, et un medecin pour le malade, non pour soy. Toute magistrature, comme toute art, jette sa fin hors d’elle : nulla ars in se versatur. Parquoy les gouverneurs de l’enfance des princes, qui se piquent à leur imprimer cette vertu de largesse, et les preschent de ne sçavoir rien refuser et n’estimer rien si bien employé que ce qu’ils donneront (instruction que j’ay veu en mon temps fort en credit), ou ils regardent plus à leur proufit qu’à celuy de leur maistre, ou ils entendent mal à qui ils parlent. Il est trop aysé d’imprimer la liberalité en celuy qui a dequoy y fournir autant qu’il veut, aus despens d’autruy. Et son estimation se reglant non à la mesure du present, mais à la mesure des moyens de celuy qui l’exerce, elle vient à estre vaine en mains si puissantes. Ils se trouvent prodigues, avant qu’ils soient liberaux. Pourtant est elle de peu de recommandation, au pris d’autres vertus royalles, et la seule, comme disoit le tyran Dionysius, qui se comporte bien avec la tyrannie mesme. Je luy apprendroy plustost ce verset du laboureur ancien :

Τῇ χειρί δ’εἶ σπείρειν, ἀλλὰ μὴ ὁλῳ τῷ θὑλακῷ

qu’il faut, à qui en veut retirer fruict, semer de la main, non pas verser du sac (il faut espandre le grain, non pas le respandre) ; et qu’ayant à donner, ou, pour mieux dire, à paier et rendre à tant de gens selon qu’ils l’ont deservy, il en doibt estre royal et avisé dispensateur. Si la liberalité d’un prince est sans discretion et sans mesure, je l’aime mieux avare. La vertu Royalle semble consister le plus en la justice ; et de