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Les medecins m’ont ordonné de me presser et sangler d’une serviette le bas du ventre pour remedier à cet accident ; ce que je n’ay point essayé, ayant accoustumé de luicter les deffauts qui sont en moy et les dompter par moy-mesme. Si j’en avoy la memoire suffisamment informée, je ne pleinderois mon temps à dire icy l’infinie varieté que les histoires nous presentent de l’usage des coches au service de la guerre, divers selon les nations, selon les siecles, de grand effect, ce me semble, et necessité : si que c’est merveille que nous en ayons perdu toute connoissance. J’en diray seulement cecy que tout freschement, du temps de nos peres, les Hongres les mirent tres-utilement en besongne contre les Turcs, en chacun y ayant un rondellier et un mousquetaire, et nombre de harquebuzes rengées, prestes et chargées : le tout couvert d’une pavesade à la mode d’une galliotte. Ils faisoient front à leur bataille de trois mille tels coches, et, apres que le canon avoit joué, les faisoient tirer avant et avaller aux ennemys cette salve avant que de taster le reste, qui n’estoit pas un leger avancement ; ou les descochoient dans leurs escadrons pour les rompre et y faire jour, outre le secours qu’ils en pouvoient tirer pour flanquer en lieu chatouilleux les troupes marchant en la campagne, ou à couvrir un logis à la haste et le fortifier. De mon temps, un Gentilhomme, en l’une de nos frontieres, impost de sa personne et ne trouvant cheval capable de son poids, ayant une querelle, marchoit par païs en coche de mesme cette peinture, et s’en trouvoit tres-bien. Mais laissons ces coches guerriers. Les Roys de nostre premiere race marchoient en païs sur un charriot trainé par quatre boeufs. Marc Antoine fut le premier qui se fit mener à Romme, et une garse menestriere quand et luy, par des lyons attelez à un coche. Heliogabalus en fit dépuis autant, se disant Cibelé, la mere des dieux, et aussi par des tigres, contrefaisant le Dieu Bacchus ; il attela aussi par fois deux cerfs à son coche, et une autre fois quattre chiens, et encore quattre garses nues, se faisant trainer par elles en pompe tout nud. L’empereur Firmus fit mener son coche à des autruches de merveilleuse grandeur, de maniere qu’il sembloit plus voler que rouler. L’estrangeté de ces inventions me met en teste cett’autre fantasie : que c’est une espece de pusillanimité aux monarques, et un tesmoignage de ne sentir point assez ce qu’ils sont, de travailler à se faire valloir et paroistre par despences excessives. Ce seroit chose excusable en pays estranger ; mais, parmy ses subjects, où il peut tout, il tire de sa dignité le plus extreme degré d’honneur où il puisse arriver. Comme à un gentil homme, il me semble qu’il est superflu de se vestir curieusement en son privé : sa maison, son trein, sa cuysine, respondent assez de luy. Le conseil qu’Isocrates donne à son Roy ne me semble sans raison : Qu’il soit splendide en meubles et ustensiles, d’autant que c’est une despence de durée, qui passe jusques à ses successeurs ; et qu’il fuye toutes magnificences qui s’escoulent incontinent et de l’usage et de la memoire. J’aymois à me parer, quand j’estoy cabdet, à faute d’autre parure, et me sioit bien : il en est sur qui les belles robes pleurent. Nous avons des comptes merveilleux de la frugalité de nos Roys au tour de leur personne et en leurs dons ; grands Roys en credit, en valeur et en fortune. Demostenes combat à outrance la loy de sa ville qui assignoit les deniers publics aux pompes des jeux et de leurs festes ; il veut que leur grandeur se montre en quantité de vaisseaux bien equipez et bonnes armées bien fournies. Et a l’on raison d’accuser Theophrastus d’avoir establi, en son livre des richesses, un advis contraire, et maintenu telle nature de despence estre le vray fruit de l’opulence. Ce sont plaisirs, dict Aristote, qui ne touchent que la plus basse commune, qui s’evanouissent de memoire aussi tost qu’on en est rassasié et desquels nul homme judicieux et grave ne peut faire estime. L’emploitte me sembleroit bien plus royale comme plus utile, juste et durable, en ports, en havres, fortifications et murs, en bastiments somptueux, en eglises, hospitaux, colleges, reformation de rues et chemins : en quoy le pape Gregoire treziesme a laissé sa memoire recommandable de mon temps, et en quoy nostre Royne Catherine tesmoigneroit à longues années sa liberalité naturelle et munificence, si ses moyens suffisoient à son affection. La Fortune m’a faict grand desplesir d’interrompre la belle structure du Pont neuf de nostre grand’ville et m’oster l’espoir avant de mourir d’en veoir en train l’usage. Outre ce, il semble aus subjects, spectateurs de ces triomphes, qu’on leur faict montre de leurs