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a de sa lie pour sa conservation. Vous voyez souvent des hommes tres sains tomber en vomissemens ou flux de ventre par accident estranger, et faire un grand vuidange d’excremens sans besoin aucun precedent et sans aucune utilité suivante, voire avec empirement et dommage. C’est du grand Platon que j’apprins naguieres que, de trois sortes de mouvements qui nous appartiennent, le dernier et le pire est celuy des purgations, que nul homme, s’il n’est fol, doit entreprendre qu’a l’extreme necessité. On va troublant et esveillant le mal par oppositions contraires. Il faut que ce soit la forme de vivre qui doucement l’allanguisse et reconduise à sa fin : les violentes harpades de la drogue et du mal sont tousjours à nostre perte, puis que la querelle se desmesle chez nous et que la drogue est un secours infiable, de sa nature ennemi à nostre santé et qui n’a accez en nostre estat que par le trouble. Laissons un peu faire : l’ordre qui pourvoid aux puces et aux taulpes, pourvoid aussi aux hommes qui ont la patience pareille à se laisser gouverner que les puces et les taulpes. Nous avons beau crier bihore, c’est bien pour nous enrouer, mais non pour l’avancer. C’est un ordre superbe et impiteux. Nostre crainte, nostre desespoir le desgoute et retarde de nostre aide, au lieu de l’y convier ; il doibt au mal son cours comme à la santé. De se laisser corrompre en faveur de l’un au prejudice des droits de l’autre, il ne le fera pas : il tomberoit en desordre. Suyvons, de par Dieu ! suyvons ! Il meine ceux qui suyvent ; ceux qui ne le suyvent pas, il les entraine, et leur rage et leur medecine ensemble. Faictes ordonner une purgation à vostre cervelle, elle y sera mieux employée qu’à vostre estomach. On demandoit à un Lacedemonien qui l’avoit fait vivre sain si long temps : L’ignorance de la medecine, respondit il. Et Adrian l’Empereur crioit sans cesse, en mourant, que la presse des medecins l’avoit tué. Un mauvais luicteur se fit medecin : Courage, luy dit Diogenes, tu as raison ; tu mettras à cette heure en terre ceux qui t’y ont mis autresfois. Mais ils ont cet heur, selon Nicocles, que le soleil esclaire leur succez, et la terre cache leur faute ; et, outre-cela, ils ont une façon bien avantageuse de se servir de toutes sortes d’evenemens, car ce que la fortune, ce que la nature, ou quelque autre cause estrangere (desquelles le nombre est infini) produit en nous de bon et de salutaire, c’est le privilege de la medecine de se l’attribuer. Tous les heureux succez qui arrivent au patient qui est soubs son regime, c’est d’elle qu’il les tient. Les occasions qui m’ont guery, moy, et qui guerissent mille autres qui n’appellent point les medecins à leurs secours, ils les usurpent en leurs subjects ; et, quant aux mauvais accidents, ou ils les desavouent tout à fait, en attribuant la coulpe au patient par des raisons si vaines qu’ils n’ont garde de faillir d’en trouver tousjours assez bon nombre de telles : Il a descouvert son bras, il a ouy le bruit d’un coche,

rhedarum transitus arcto
Vicorum inflexu ; .

on a entrouvert sa fenestre ; il s’est couché sur le costé gauche, ou passé par sa teste quelque pensement penible. Somme, une parolle, un songe, une oeuillade, leur semble suffisante excuse pour se descharger de faute. Ou, s’il leur plait, ils