Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 2.djvu/348

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.

je n’y fay pas grand doubte : car les esperances de quoy on le pouvoit amuser, ne pouvoient loger en entendement rassis ; et la conduite de son exploit montre qu’il n’en avoit pas faute, non plus que de courage. Les motifs d’une si puissante persuasion peuvent estre divers, car nostre fantasie faict de soy et de nous ce qu’il luy plaict. L’execution qui fut faicte pres d’Orleans, n’eust rien de pareil ; il y eust plus de hazard que de vigueur ; le coup n’estoit pas mortel, si la fortune ne l’en eust rendu ; et l’entreprise de tirer à cheval, et de loing, et à un qui se mouvoit au branle de son cheval, fut l’entreprise d’un homme qui aymoit mieux faillir son effect que faillir à se sauver. Ce qui suyvit apres le montra. Car il se transit et s’enyvra de la pensée de si haute execution, si qu’il perdit et troubla entierement son sens et à conduire sa fuite, et à conduire sa langue en ses responses. Que luy failloit il, que recourir à ses amys au travers d’une riviere ? c’est un moyen où je me suis jetté à moindres dangers et que j’estime de peu de hazard, quelque largeur qu’ait le passage, pourveu que vostre cheval trouve l’entrée facile et que vous prevoyez au delà un bord aysé selon le cours de l’eau. L’autre, quand on lui prononça son horrible sentence : j’y estois preparé, dict-il ; je vous estonneray de ma patiance. Les Assassins, nation dependante de la Phoenicie, sont estimés entre les Mahumetans d’une souveraine devotion et pureté de meurs. Ils tiennent que le plus certain moyen de meriter Paradis, c’est tuer quelqu’un de religion contraire. Parquoy mesprisant tous les dangiers propres, pour une si utile execution, un ou deux se sont veus souvent, au pris d’une certaine mort, se presenter à assassiner (nous avons emprunté ce mot de leur nom) leur ennemi au milieu de ses forces. Ainsi fut tué nostre comte Raimond de Tripoli en sa ville.


D’un enfant monstrueux
Chap. XXX.



CE conte s’en ira tout simple, car je laisse aux medecins d’en discourir. Je vis avant hier un enfant que deux hommes et une nourrisse, qui se disoient estre le pere, l’oncle et la tante, conduisoyent pour tirer quelque sou de le montrer à cause de son estrangeté. Il estoit en tout le reste d’une forme commune, et se soustenoit sur ses pieds, marchoit et gasouilloit à peu pres comme les autres de mesme aage ; il n’avoit encore voulu prendre autre nourriture que du tetin de sa nourrisse ; et ce qu’on essaya en ma