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Marcellinus, de long temps en son cœur le paganisme ; mais, par ce que toute son armée estoit de Chrestiens, il ne l’osoit descouvrir. En fin, quand il se vit assez fort pour oser publier sa volonté, il fit ouvrir les temples des dieux, et s’essaya par tous moyens de mettre sus l’idolatrie. Pour parvenir à son effect, ayant rencontré en Constantinople le peuple descousu avec les prelats de l’Église Chrestienne divisez, les ayant faict venir à luy au palais, les amonnesta instamment d’assoupir ces dissentions civiles, et que chacun sans empeschement et sans crainte servit à sa religion. Ce qu’il sollicitoit avec grand soing, pour l’esperance que cette licence augmenteroit les parts et les brigues de la division, et empescheroit le peuple de se reunir et de fortifier par consequent contre luy par leur concorde et unanime intelligence ; ayant essayé par la cruauté d’aucuns Chrestiens qu’il n’y a point de beste au monde tant à craindre à l’homme que l’homme. Voylà ses mots à peu prés : en quoy cela est digne de consideration, que l’Empereur Julian se sert, pour attiser le trouble de la dissention civile, de cette mesme recepte de liberté de conscience que nos Roys viennent d’employer pour l’estaindre. On peut dire, d’un costé, que de lacher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est espandre et semer la division ; c’est préter quasi la main à l’augmenter, n’y ayant aucune barriere ny coerction des loix qui bride et empesche sa course. Mais, d’autre costé, on diroit aussi que de lascher la bride aux pars d’entretenir leur opinion, c’est les amolir et relacher par la facilité et par l’aisance, et que c’est émousser l’éguillon qui s’affine par la rareté, la nouvelleté et la difficulté. Et si croy mieux, pour l’honneur de la devotion de nos rois, c’est que, n’ayans peu ce qu’ils vouloient, ils ont fait semblant de vouloir ce qu’ils pouvoient.