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peint bien honteusement quand il dict que c’est donner tesmoignage de mespriser Dieu, et quand et quand de craindre les hommes. Il n’est pas possible d’en representer plus richement l’horreur, la vilité et le desreglement. Car que peut on imaginer plus vilain que d’estre couart à l’endroit des hommes et brave à l’endroit de Dieu ? Nostre intelligence se conduisant par la seule voye de la parolle, celuy qui la fauce, trahit la societé publique. C’est le seul util par le moien duquel se communiquent nos volontez et nos pensées, c’est le truchement de nostre ame : s’il nous faut, nous ne nous tenons plus, nous ne nous entreconnoissons plus. S’il nous trompe, il rompt tout nostre commerce et dissoult toutes les liaisons de nostre police. Certaines nations des nouvelles Indes (on n’a que faire d’en remarquer les noms, ils ne sont plus ; car jusques à l’entier abolissement des noms et ancienne cognoissance des lieux s’est estandue la desolation de cette conqueste, d’un merveilleux exemple et inouy) offroyent à leurs Dieux du sang humain, mais non autre que tiré de leur langue et oreilles, pour expiation du peché de la mensonge, tant ouye que prononcée. Ce bon compaignon de Grece disoit que les enfans s’amusent par les osselets, les hommes par les parolles. Quant aux divers usages de nos démentirs, et les loix de nostre honneur en cela, et les changemens qu’elles ont receu, je remets à une autre-fois d’en dire ce que j’en sçay ; et apprendray cependant, si je puis, en quel temps print commencement cette coustume de si exactement poiser et mesurer les parolles, et d’y attacher nostre honneur. Car il est aisé à juger qu’elle n’estoit pas anciennement entre les Romains et les Grecs. Et m’a semblé souvent nouveau et estrange de les voir se démentir et s’injurier, sans entrer pourtant en querelle. Les loix de leur devoir prenoient quelque autre voye que les nostres. On appelle Caesar tantost voleur, tantost yvrongne, à sa barbe.