Page:Montaigne - Essais, Éd de Bordeaux, 1.djvu/148

Cette page n’a pas encore été corrigée


qu’il ne soit double, triple, ou quadruple, et qu’il n’ait plusieurs ames et plusieurs volontez pour les conferer toutes à ce subjet. Les amitiez communes, on les peut départir : on peut aymer en cettuy-cy la beauté, en cet autre la facilité de ses meurs, en l’autre la libéralité, en celuy-là la paternité, en cet autre la fraternité, ainsi du reste ; mais cette amitié qui possede l’ame et la regente en toute souveraineté, il est impossible qu’elle soit double. Si deux en mesme temps demandoient à estre secourus, auquel courriez vous ? S’ils requeroient de vous des offices contraires, quel ordre y trouveriez vous ? Si l’un commettoit à vostre silence chose qui fust utile à l’autre de sçavoir, comment vous en desmeleriez vous ? L’unique et principale amitié descoust toutes autres obligations. Le secret que j’ay juré ne deceller à nul autre, je le puis, sans parjure, communiquer à celuy qui n’est pas autre : c’est moy. C’est un assez grand miracle de se doubler ; et n’en cognoissent pas la hauteur, ceux qui parlent de se tripler. Rien n’est extreme, qui a son pareil. Et qui presupposera que de deux j’en aime autant l’un que l’autre, et qu’ils s’entr’aiment et m’aiment autant que je les aime, il multiplie en confrairie la chose la plus une et unie, et dequoy une seule est encore la plus rare à trouver au monde. Le demeurant de cette histoire convient tres-bien à ce que je disois : car Eudamidas donne pour grace et pour faveur à ses amis de les employer à son besoin. Il les laisse heritiers de cette sienne liberalité, qui consiste à leur mettre en main les moyens de luy bien-faire. Et, sans doubte, la force de l’amitié se montre bien plus richement en son fait qu’en celuy d’Aretheus. Somme, ce sont effects inimaginables à qui n’en a gousté, et qui me font honnorer à merveilles la responce de ce jeune soldat à Cyrus s’enquerant à luy pour combien il voudroit donner un cheval, par le moyen du quel il venoit de gaigner le prix de la course, et s’il le voudroit eschanger à un Royaume : Non certes, Sire, mais bien le lairroy-je volontiers pour en aquerir un amy, si je trouvoy homme digne de telle alliance. Il ne disoit pas mal : si j’en trouvoy ; car on trouve facilement des hommes propres à une superficielle accointance. Mais en cettecy, en laquelle on negotie du fin fons de son courage, qui ne faict rien de reste, certes il est besoin que tous les ressorts soyent nets et seurs parfaictement. Aux confederations qui ne tiennent que par un bout, on n’a à prouvoir qu’aux imperfections qui particulierement interessent ce bout là. Il ne peut chaloir de quelle religion soit mon medecin et mon advocat. Cette consideration n’a rien de commun avec les offices de l’amitié qu’ils me doivent. Et, en l’accointance domestique que dressent avec moy ceux qui me servent, j’en fay de mesmes. Et m’enquiers peu, d’un laquay, s’il est chaste ; je cherche s’il est diligent. Et ne crains pas tant un muletier joueur qu’imbecille, ny un cuisinier jureur qu’ignorant. Je ne me mesle pas de dire ce qu’il faut faire au monde, d’autres assés s’en meslent, mais ce que j’y fay. Mihi sic usus est ; tibi, ut opus est facto, face. A la familiarité de la table j’associe le plaisant, non le prudent : au lict, la beauté avant la bonté ; en la société du discours, la suffisance, voire sans la preud’hommie. Pareillement ailleurs. Tout ainsi que cil qui fut rencontré à chevauchons sur un baton, se jouant avec ses enfans, pria l’homme qui l’y surprint, de n’en rien dire, jusques à ce qu’il fut pere luy-mesme, estimant que la passion qui luy naistroit lors en l’ame le rendroit juge equitable d’une telle action : je souhaiterois aussi parler à des gens qui eussent essayé ce que je dis. Mais, sçachant combien c’est chose eslongnée du commun usage qu’une telle amitié, et combien elle est rare, je ne m’attens pas d’en trouver aucun bon juge. Car les discours mesmes que l’antiquité nous a laissé sur ce subject, me semblent laches au pris du sentiment que j’en ay. Et, en ce poinct, les effects surpassent les preceptes mesmes de la philosophie :

Nil ego contulerim jucundo sanus amico.

L’ancien Menander disoit celuy-là heureux, qui avoit peu rencontrer seulement l’ombre d’un amy. Il avoit certes raison de le dire, mesmes s’il en avoit tasté. Car, à la verité, si je compare tout le reste de ma vie, quoy qu’avec la grace de Dieu je l’aye passée douce, aisée et, sauf la perte d’un tel amy, exempte d’affliction