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petits mémoires littéraires

Ce nom était aussi étrange que l’homme. Il s’appelait Marc Trapadoux et était de très haute taille. Avait-il une profession ? nous l’ignorions. Peut-être jouissait-il de quelques petits revenus ou donnait-il des leçons de quelque chose en ville. Toutefois est-il que nous le voyions assidûment le soir au café Momus, et plus tard au cabaret-restaurant de Perrin, place Saint-Sulpice, et plus tard encore à la brasserie Andler, rue Hautefeuille.

Trapadoux recherchait notre entretien ; mais il était d’un naturel sérieux et allait de préférence à Jean Wallon, notre philosophe, et à Baudelaire. Murger, qui l’avait surnommé le géant vert, lui semblait trop superficiel, et il redoutait les plaisanteries de Champfleury. Charles Barbara (le Barbemuche des Scènes de la Bohême) l’attirait par son mutisme énigmatique ; mais Barbara avait peur de lui et se contentait de l’étudier à distance.

À ces divers contacts, Marc Trapadoux avait gagné une horrible méfiance. Elle était poussée si loin que lorsque je lui demandais :

— Comment vous portez-vous ?

Il me répondait en me regardant fixement :

— Pourquoi me faites-vous cette question ?

Baudelaire seul avait su capter sa confiance ; c’était à ce point qu’une nuit, comme ils se trouvaient engagés tous deux dans une conversation d’esthétique sur le boulevard Montparnasse, un orage étant survenu, Marc Trapadoux offrit à l’auteur des Fleurs du mal l’hospitalité chez lui. Or, jusqu’à ce moment, Trapadoux avait mis un soin extrême à laisser ignorer son domicile.

Si Trapadoux était mystérieux, Baudelaire était curieux. Il accepta avec empressement. Il allait donc savoir où perchait le géant vert !