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petits mémoires littéraires

L’entrevue ne manqua pas d’originalité, s’il faut écouter les indiscrétions.

— En croirai-je mes yeux ? s’écria le grand Lundiste.

— Croyez-les-en, mon cher ami.

— Vous, Barbier !

— Moi-même, Sainte-Beuve.

— Après quinze ans !

— Et peut-être davantage.

J’imagine alors que les deux romantiques s’examinèrent, comme pour se rendre compte des ravages exercés par le temps sur chacun d’eux.

— Pourquoi n’être pas venu me voir plus tôt ? reprit le premier Sainte-Beuve avec ce petit ton sec qu’il cherchait parfois à se donner.

— J’allais vous adresser la même question, dit Barbier.

— Vous rappelez-vous le temps où vous veniez dîner chez ma mère ?

— Pas plus que vous n’avez oublié celui où la mienne avait le bonheur de vous recevoir à sa table.

— Quelles bonnes heures !

— Les meilleures peut-être de notre existence littéraire ! celles de l’enthousiasme, de la conviction, de la foi dans la poésie !

— Je devine ce que vous n’osez me dire, ami Barbier, répliqua Sainte-Beuve en secouant mélancoliquement la tête ; c’est vrai, j’ai dit adieu à la Muse ; j’ai renoncé aux enchantements de ces premières années dont vous évoquez le souvenir toujours vivace en moi. Je suis devenu un critique, quelque chose comme une bête noire ; je fais peur aux gens…

— Pas à tous, dut penser M. Auguste Barbier.

— Que voulez-vous ? tout le monde n’a pas l’heureuse chance de pouvoir faire sa vie, comme vous.