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poussait, où le roulement d’une voiture était un événement, où les maisons avaient de lourdes portes cochères et pas de magasins, où l’on voyait aux fenêtres de petites vitres d’un ton verdâtre et des rideaux trop courts, — la province au fond de Paris.

La clientèle de cette table d’hôte était souverainement triste et composée de vieilles gens des deux sexes, parmi lesquels s’étaient égarés quelques étudiants en médecine. Celui qui m’avait amené me dit à l’oreille d’examiner, à un bout de la table, un monsieur d’un aspect assez froid et qui gardait le silence.

— Eh bien ! demandai-je, qui est ce personnage ?

— C’est le mari d’une femme illustre, de la première romancière du dix-neuvième siècle.

— George Sand !

— Juste. Il s’appelle le baron Dudevant et vit séparé d’elle depuis quelques années…⋅

Pendant tout le reste du dîner, mes yeux ne quittèrent pas ce taciturne pensionnaire qui semblait être étranger à tout le monde. Depuis, je ne l’ai jamais revu ; mais cette figure soucieuse m’a toujours poursuivi.

L’étrange ménage ! Tant de rayonnement d’un côté et tant de ténèbres de l’autre ! Ce pseudonyme si glorieux et ce nom si bourgeois !

Mademoiselle Aurore Dupin avait à peine dix-huit ans lorsqu’on la maria à François-Casimir Dudevant, fils du baron Dudevant. Elle avait été élevée à garçonnière galopant à cheval seule par la campagne. Le mariage, ce mariage-là du moins, ne devait rien changer à ses habitudes ; son époux était un propriétaire actif, un agriculteur entendu, une nature de fermier. Bel homme, d’ailleurs ; elle dit quelque part, en parlant de son fils Maurice : « Il est leste comme son père. »