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c’est le principal. Et puis, s’il faut tout avouer, s’il faut révéler le secret de la faiblesse de mon grand-père, le bon vieillard sent en M. Thiers un disciple de Voltaire, c’est-à-dire un coreligionnaire en philosophie. Cela lui fait passer par-dessus bien des choses et bien des compromis politiques. — Cependant, à côté du pétulant Thiers se dresse le froid Guizot, et déjà commence un antagonisme qui ne cessera pas. Tout enfant que je suis, j’ai la tête cassée par ces deux noms : Thiers et Guizot ! Le gouvernement de Louis-Philippe ne sort pas de là. Et mon grand-père de froisser son Journal chaque matin pour apprendre qui de l’un ou l’autre occupe le ministère. Voilà la vision qui me reste de ce temps.

— Passons au second Thiers.

— Volontiers : Ce second Thiers, qui est celui de mon père, se montre aux environs de 1848, d’abord inquiet, déconcerté, et comme effarouché de la révolution qu’il a préparée. Il emploie quelques jours à reconnaître de quel côté souffle le vent, et, lorsqu’il croit s’être orienté, il travaille à la réaction avec l’activité qui lui est propre, mais qui n’est pas cependant de la fièvre. Il organise, rue de Poitiers, un comité resté célèbre dans les annales de la contre-révolution, et dont mon père ne parle qu’avec un accent de mauvaise humeur, comme s’il prévoyait les nouveaux conflits où la propagande imprudente de ce comité devait nous engager. « Je crains bien, dit-il en hochant la tête, que M. Thiers ne nous conduise à quelque casse-cou. — Oh ! il est si habile ! » répète-t-on en chœur autour de lui. Cette fois, l’habileté de M. Thiers s’est exercée au profit de ses adversaires ; son flair accoutumé l’a trompé. Son étoile, à laquelle il doit croire, pour avoir une ressemblance de plus avec Na-