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échec fut absolu. En eut-il la coiiscieuce ? On peut le supposer, car, à partir de ce moment, il ne fit que traîner une existence désemparée. Il errait plutôt qu’il ne se promenait sur le boulevard, les yeux fixés en terre, rasant les magasins, évitant « les camarades » ; il devenait taciturne et, chose inquiétante, il ne parlait plus de reprendre son emploi.

Ses directeurs voulurent cependant tenter une nouvelle épreuve. On prit le prétexte d’une matinée à bénéfice au théâtre de la Porte Saint-Martin et on dépécha vers lui un de ses camarades, qui lui demanda de jouer les Incendies de Massoulard.

Tout d’abord Gil-Pérès parut étonné, puis il répondit :

— Pourquoi pas ?…

Ceux qui ont assisté à cette représentation en ont gardé une impression douloureuse et qui ne s’effacera pas de longtemps. On vit entrer sur la scène un homme égaré, balbutiant ; mais, l’égarement ayant toujours été un de ses moyens de comique, on ne s’en étonna pas outre mesure. Gil-Pérès joua les premières scènes machinalement, mécaniquement, en somnambule. Puis tout à coup, au milieu de la pièce, il s’arrêta, regarda le public en face ; sa bouche s’ouvrit et aucune parole n’en sortit. Il porta la main à son front et fit quelques pas en chancelant. Cette fois, il était impossible de croire à un effet grotesque. La désorganisation qui s’accomplissait chez ce pauvre être était complète, évidente.

Il ne retrouva la parole que pour s’écrier avec une expression déchirante et en se tordant les bras :

— Je ne peux pas !… Je ne peux pas !

On baissa immédiatement le rideau dans la stupeur générale.

Et, détail affreux, derrière le rideau baissé, on en-