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lui, ardents comme lui, épris de la vraie poésie comme il était épris de la vraie musique.

La révélation fut double. Tout ce que Paris contenait d’intelligences éveillées s’empressa à l’estaminet borgne du passage Jouffroy. Je m’en souviens comme si c’était hier : on y vit accourir Murger, Champfleury, Vitu, Baudelaire, Banville, ce petit clan de journalistes du Corsaire qui dirigeaient alors la mode et le caprice, et qui les dirigeaient littérairement, ceux-là.

Le succès de Darcier fut très grand et date de là ; il s’est toujours soutenu. C’était déjà un maître, un comédien sur de lui-même et de ses effets, un musicien habile et particulièrement séduisant, tel qu’on n’en avait pas entendu depuis longtemps, le Garât du peuple.

Depuis, il est peu de cafés-concerts où Darcier n’ait chanté. Le théâtre l’a tenté aussi ; on l’a vu par aventure aux Bouffes-Parisiens, à la Porte-Saint-Martin, au théâtre Déjazet. Il a colporté en province deux petits opéras comiques faits pour lui : le Violoneux et les Doublons de ma ceinture, et la province lui a prodigué les mêmes applaudissements que Paris.

Mais ce n’est pas tout. Il y avait deux artistes en Darcier : après ou avant le chanteur il y avait le compositeur, — un compositeur délicieux et d’une sensibilité exquise. Certaines de ses chansons ont fait le tour du monde ; une de ses dernières est la Tour-Saint-Jacques, que les amoureux fredonnent encore. J’en pourrais citer une cinquantaine d’aussi charmantes.

Quelques mots sur l’homme compléteront cette esquisse. Il était fort plutôt que gros. La tête avait gardé son expression mélancolique des premières années, expression qui, de jour en jour, s’accusait