Page:Monselet - Petits mémoires littéraires, 1885.djvu/133

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
125
petits mémoires littéraires

plus large et plus philosophique. C’était un art absolument élevé dans le naturel. Ramenant sur lui les pans de sa longue redingote noire, la tête blanche, redressée et dominante, le geste sobre, grave, précis, Delsarte rendait saisissante l’action du poète. Car il y a des moments où La Fontaine est plus qu’un fabuliste et atteint aux plus hautes régions de la poésie. Delsarte était monté dans ces régions-là sans effort, par la seule puissance d’un génie fait de réflexion et d’étude.

Darcier ne pouvait avoir un meilleur maître. Jeune alors, il avait déjà quelque chose des habitudes farouches de Delsarte. C’était un mélancolique, un concentré. Le petit art lui était odieux dans ses basses concessions, et, bien que son ambition n’allât pas plus loin qu’à des succès de café-concert, il rêvait d’aborder le public avec des formules nouvelles.

Il réalisa son noble rêve dans les conditions les plus misérables. Un soir, dans un estaminet qui bouchait le fond du passage Jouffroy, à l’entresol, — en 1847 ou 1848, — on vit paraître sur l’estrade enfumée un beau jeune homme, dans le sens le plus artistique du mot, boulonné jusqu’au menton dans un habit noir, cheveux abondants et touffus, brun de peau, l’œil profond. C’était l’élève de Delsarte, c’était Darcier.

De la même façon qu’il ne ressemblait à personne, il chantait des choses qui ne ressemblaient à aucune. Ce n’étaient pas de ces fades romances, de ces sentimentalités qui visent au cœur des grisettes. Il disait des couplets robustes, sincères, tout imprégnés d’une odeur agreste : les Bœufs, de Pierre Dupont, les Vendanges, de Gustave Mathieu. Ce chanteur exceptionnel avait eu l’heur de rencontrer des poètes jeunes comme