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Tout en la suivant :

— Voici pourtant, se disait-il, une enfant de seize ans à peine, en brodequins de coutil, en robe modeste, avec un chapeau dont la coiffe et les rubans ont été changés autant de fois que le manche de la lame du couteau de Janot ; c’est pauvre, c’est inconnu… et dans quelques années peut-être cela se lèvera et traversera le monde, à la façon des ouragans. Des passions, des désespoirs, des consolations, des courages seront éveillés par elle dans cette course folle qu’entreprennent les femmes de théâtre au milieu des enthousiasmes et des opulences. Après l’avoir vue et entendue, des hommes en prendront le boire et le manger, se ruineront, accompliront des crimes mêmes ; d’autres, au contraire, sentiront leur front se relever plus illuminé et plus glorieux. Elle sera maudite, elle sera bénie. De tous ceux qui passent à côté d’elle aujourd’hui en la regardant d’un œil indifférent, il y en aura peut-être un qui sanglotera plus tard à sa porte, en la suppliant d’accepter sa fortune, son nom, son existence, et qui sera orgueilleusement refusé par cette petite fille, dont les souliers usés trempent à cette heure dans le ruisseau !

En pensant ainsi, Irénée de Trémeleu ne se doutait pas qu’il venait de tirer son propre horoscope. Il suivit la jeune fille jusque dans la rue de Chabrol. Elle entra dans une de ces grandes et hautes maisons que l’on s’est avisé récemment de construire, avec d’immenses croisées, de vastes cours, pour y loger spécialement des peintres. M. de Trémeleu fit prendre des renseignements, et, au bout de deux jours, il sut tout ce qu’il voulait savoir au sujet de la jeune élève du Conservatoire.

Elle s’appelait Marianne Rupert ; son berceau avait été environné de ténèbres. Mise au monde en plein Paris, dans une mansarde de la rue du Four-Saint-Honoré, les deux premiers visages dont elle gardait souvenir étaient celui d’un homme rouge et très violent - son père - et celui d’une femme qui passait ses jours à tortiller des chiffons et à arranger ses cheveux devant un miroir - sa belle-mère.