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LA RANÇON

maître en proposa urne troisième, afin — me dit-il — d’arroser ma cinquantaine.

« On commençait à voir trouble ; l’absinthe surchauffait déjà nos cerveaux ; j’étais le plus excité de l’infernal groupe.

« Tout à coup les refrains obscènes, qui alternaient avec les disputes, cessèrent brusquement. Timide, mais résolue, Marie-Louise venait d’entrer !

« Saisi par cette apparition inattendue, honteux d’être surpris par ma fille en une telle société, si peu digne d’un honnête homme, je me disposais à la suivre ; lorsque je vis le contre-maître — un débauché sans pareil — s’approcher d’elle. Un moment il fut comme décontenancé devant l’attitude énergique et fière de ma vertueuse enfant ; mais, enhardi par les rires et les encouragements cyniques des buveurs, il recouvra toute son audace et saisit sa proie.

« D’un bond de fauve je sautai sur le misérable et délivrai mon ange de sa brutale étreinte. Alors, furieux de sa défaite, il s’empara d’une des bouteilles que nous venions de vider ensemble et d’un geste menaçant il la brandit au dessus de ma tête. Hélas ! le projectile, lancé d’une main dont la rage décuplait la force, s’abattit, en un choc terrible, sur la poitrine de mon enfant chérie qui, pour parer le coup, s’était, d’un mouvement rapide, placée entre mon agresseur et moi. Elle jeta un cri et tomba sans connaissance à mes pieds. Un flot de sang jaillit en même temps de sa bouche.

« Soudainement dégrisé, fou de désespoir et de douleur, je la relevai et portant dans mes bras mon précieux fardeau je m’enfuis du bouge de malheur. »

Le pauvre homme se tut, les sanglots le suffoquaient.