Page:Molière - Édition Louandre, 1910, tome 3.djvu/309

Le texte de cette page a été corrigé et est conforme au fac-similé.
COVIELLE.

Je le soutiendrai devant tout le monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Vous m’obligerez. Quel sujet vous amène ?

COVIELLE.

Depuis avoir connu feu monsieur votre père, honnête gentilhomme, comme je vous ai-dit, j’ai voyagé par tout le monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Par tout le monde ?

COVIELLE.

Oui.

MONSIEUR JOURDAIN.

Je pense qu’il y a bien loin en ce pays-là.

COVIELLE.

Assurément. Je ne suis revenu de tous mes longs voyages que depuis quatre jours ; et, par l’intérêt que je prends à tout ce qui vous touche, je viens vous annoncer la meilleure nouvelle du monde.

MONSIEUR JOURDAIN.

Quelle ?

COVIELLE.

Vous savez que le fils du Grand Turc est ici[1] ?

  1. « À cette époque, dit l’auteur anonyme de la Vie de Molière, un ambassadeur turc étoit à la cour de France. Le roi, qui aimoit à briller, lui donna audience avec un habit superbe, chargé de pierreries. Cet envoyé, sortant des appartements, témoigna de l’admiration pour la bonne mine et l’air majestueux du roi, sans dire un seul mot de la richesse des pierreries. Un courtisan, voulant savoir ce qu’il en pensoit, s’avisa de le mettre sur ce chapitre, et eut pour réponse qu’il n’y avoit rien là de fort admirable pour un homme qui avoit vu le Levant ; et que lorsque le Grand Seigneur sortoit, son cheval étoit plus richement orné que l’habit qu’il venoit de voir. Colbert, qui entendit cette réponse, recommanda à Molière celui qui l’avoit faite ; et comme Molière travailloit alors au Bourgeois gentilhomme et qu’il savoit que l’Excellence turque viendroit à la comédie, il imagina le spectacle ridicule qui sert de dénoùment à la pièce. Je tiens ce fait d’une personne encore vivante, qui étoit alors à la cour. Quant à l’exécution, il est à remarquer que Lulli, qui étoit aussi excellent grimacier qu’excellent musicien, voulut chanter lui-même le rôle du muphti ; en quoi personne n’a été capable de l’égaler. L’ambassadeur, qu’on vouloit mortifier par cette extravagante peinture des cérémonies de sa nation, en fit une critique fort modérée : il trouva à redire qu’on donnât la bastonnade sur le dos au lieu de la donner sur la plante des pieds, comme c’est l’usage. Molière répondit qu’il n’avoit pas prétendu représenter au juste les cérémonies turques, mais en imaginer une qui fût risible ; et il faut avouer qu’il a réussi. » (Vie de Molière, écrite en 1724 par un auteur anonyme.)