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étoit venu insulter la statue du commandeur jusque dans sa chapelle ; l’homme de marbre s’étoit animé, la terre s’étoit ouverte, et l’impie étoit tombé vivant dans les enfers. Quel Espagnol eût osé douter d’un miracle attesté par des moines, et d’ailleurs si utile au bien général ! Le miracle fut donc reconnu vrai, et la justice humaine ne fit point de poursuite.

» Alors vivoit dans ce couvent un religieux appelé frère Gabriel Tellez, théologien, poëte, prédicateur. Ce religieux, ayant été nommé commandeur de son ordre, crut devoir adopter pour le théâtre un nom supposé ; il choisit celui de Tirso de Molina ; c’est sous ce nom qu’il traita le sujet de don Juan.

» Le drame espagnol est divisé en trois journées. La scène s’ouvre à Naples et se ferme à Séville. Le poëte fait passer sous vos yeux une foule de personnages de toutes conditions : un roi, des pêcheurs, des bourgeois, des paysans, etc. C’est, à peu de chose près, la marche suivie par Molière jusqu’au dénoûment, qui se passe dans une église, et qui, chez Tirso de Molina, se termine par le repentir de don Juan, qui demande vainement un confesseur pour en obtenir l’absolution : Il est trop tard, lui répond la statue ; c’est la justice de Dieu : selon les œuvres le paiement ; et don Juan est englouti avec le sépulcre et la statue. »

Le drame du moine Tellez était de nature à produire une impression profonde sur l’imagination d’un peuple ardent et religieux, comme le peuple espagnol. Aussi le succès en fut-il tout à fait populaire. Don Juan devint le type du gentilhomme impie, débauché, spadassin, de l’époux sans foi, de l’amant sans cœur. La punition dont il était frappé rendait acceptables, pour les gens religieux eux-mêmes, toutes les hardiesses de la pièce dont il était le héros. Après avoir joui d’une grande vogue en Espagne, le Festin de Pierre fut imité en Italie et applaudi avec la même faveur. Sa réputation s’étendit jusqu’en France, et les troupes d’acteurs qui se trouvaient alors à Paris, « voulurent avoir, dit La Harpe, et eurent en effet leur Festin de Pierre. Molière, pour contenter ses comédiens, fut obligé d’en faire un. »

Don Juan fut représenté le 15 février 1665, mais avec peu de succès, et cela pour plusieurs raisons : d’abord parce qu’une grande comédie en prose était alors une nouveauté qui répugnait aux habitudes et au goût du public, que le sujet en était connu, car depuis six ans déjà, une troupe de campagne, la troupe italienne et ensuite celle de l’hôtel de Bourgogne, en avait rassasié le public, et ensuite, parce que les trois premiers actes du Tartufe, joués aux fêtes de Versailles, avaient donné l’éveil, non pas seulement, comme on l’a dit, aux faux dévots et aux jésuites, mais aussi aux personnes sincèrement pieuses, dont la conscience n’acceptait pas comme une sanction suffi-