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1210Le commerce entre nous porterait du scandale :
Dieu sait ce que d’abord tout le monde en croirait ;
À pure politique on me l’imputerait :
Et l’on dirait partout que, me sentant coupable,
Je feins, pour qui m’accuse, un zèle charitable ;
1215Que mon cœur l’appréhende, et veut le ménager
Pour le pouvoir, sous main, au silence engager.

Cléante
Vous nous payez ici d’excuses colorées ;

Et toutes vos raisons, monsieur, sont trop tirées.
Des intérêts du ciel pourquoi vous chargez-vous ?
1220Pour punir le coupable, a-t-il besoin de nous ?
Laissez-lui, laissez-lui le soin de ses vengeances,
Ne songez qu’au pardon qu’il prescrit des offenses,
Et ne regardez point aux jugements humains,
Quand vous suivez du ciel les ordres souverains.
1225Quoi ! le faible intérêt de ce qu’on pourra croire
D’une bonne action empêchera la gloire ?
Non, non ; faisons toujours ce que le ciel prescrit,
Et d’aucun autre soin ne nous brouillons l’esprit.

Tartuffe
Je vous ai déjà dit que mon cœur lui pardonne ;

1230Et c’est faire, monsieur, ce que le ciel ordonne :
Mais, après le scandale et l’affront d’aujourd’hui,
Le ciel n’ordonne pas que je vive avec lui.

Cléante
Et vous ordonne-t-il, monsieur, d’ouvrir l’oreille

À ce qu’un pur caprice à son père conseille ?
1235Et d’accepter le don qui vous est fait d’un bien
Où le droit vous oblige à ne prétendre rien ?

Tartuffe
Ceux qui me connaîtront n’auront pas la pensée

Que ce soit un effet d’une âme intéressée.
Tous les biens de ce monde ont pour moi peu d’appas,
1240De leur éclat trompeur je ne m’éblouis pas :
Et si je me résous à recevoir du père
Cette donation qu’il a voulu me faire,
Ce n’est, à dire vrai, que parce que je crains
Que tout ce bien ne tombe en de méchantes mains ;
1245Qu’il ne trouve des gens qui, l’ayant en partage,
En fassent dans le monde un criminel usage,