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J.-B. POQUELIN DE MOLIÈRE.

pour me laisser dans cette tranquillité apparente. Je n’épargnai rien, à la première connaissance que j’en eus, pour me vaincre moi-même, dans l’impossibilité que je trouvai à la changer ; je me servis pour cela de toutes les forces de mon esprit ; j’appelai à mon secours tout ce qui pouvait contribuer à ma consolation. Je la considérai comme une personne de qui tout le mérite est dans l’innocence, et qui, par cette raison, n’en conservait plus depuis son infidélité. Je pris dès lors la résolution de vivre avec elle comme un honnête homme qui a une femme coquette, et qui est bien persuadé, quoi qu’on puisse dire, que sa réputation ne dépend point de la méchante conduite de son épouse ; mais j’eus le chagrin de voir qu’une personne sans beauté, qui doit le peu d’esprit qu’on lui trouve à l’éducation que je lui ai donnée, détruisait en un moment toute ma philosophie. Sa présence me fit oublier mes résolutions, et les premières paroles qu’elle me dit pour sa défense me laissèrent si convaincu que mes soupçons étaient mal fondés, que je lui demandai pardon d’avoir été si crédule. Cependant mes bontés ne l’ont point changée. Je me suis donc déterminé à vivre avec elle comme si elle n’était pas ma femme ; mais si vous saviez ce que je souffre, vous auriez pitié de moi. Ma passion est venue à tel point, qu’elle va jusqu’à entrer avec compassion dans ses intérêts ; et quand je considère combien il m’est impossible de vaincre ce que je sens pour elle, je me dis en même temps qu’elle a peut-être une même difficulté à détruire le penchant qu’elle a d’être coquette, et je me trouve plus dans la disposition de la plaindre que de la blâmer. Vous me direz, sans doute, qu’il faut être fou pour aimer de cette manière ; mais, pour moi, je crois qu’il n’y a qu’une sorte d’amour, et que les gens qui n’ont point senti de semblable délicatesse n’ont jamais aimé véritablement. Toutes les choses du monde ont du rapport avec elle dans mon cœur : mon idée en est si fort occupée que