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Dit qu’elle gagne au jeu l’argent qu’elle dépense ;
Et le mari benêt, sans songer à quel jeu,
Sur les gains qu’elle fait rend des grâces à Dieu.
Enfin, ce sont partout des sujets de satire ;
Et comme spectateur ne puis-je pas en rire ?
Puis-je pas de nos sots… ?

Chrysalde.

Puis-je pas de nos sots… ?Oui ; mais qui rit d’autrui
Doit craindre qu’en revanche on rie aussi de lui[1].
J’entends parler le monde, et des gens se délassent
À venir débiter les choses qui se passent ;
Mais, quoi que l’on divulgue aux endroits où je suis,
Jamais on ne m’a vu triompher de ces bruits.
J’y suis assez modeste ; et, bien qu’aux occurrences
Je puisse condamner certaines tolérances,
Que mon dessein ne soit de souffrir nullement
Ce que d’aucuns maris souffrent paisiblement,
Pourtant je n’ai jamais affecté de le dire ;
Car enfin il faut craindre un revers de satire,
Et l’on ne doit jamais jurer sur de tels cas
De ce qu’on pourra faire, ou bien ne faire pas.
Ainsi, quand à mon front, par un sort qui tout mène,
Il serait arrivé quelque disgrâce humaine,
Après mon procédé, je suis presque certain
Qu’on se contentera de s’en rire sous main ;
Et peut-être qu’encor j’aurai cet avantage,
Que quelques bonnes gens diront que c’est dommage.
Mais de vous, cher compère, il en est autrement ;
Je vous le dis encor, vous risquez diablement.
Comme sur les maris accusés de souffrance
De tout temps votre langue a daubé d’importance,
Qu’on vous a vu contre eux un diable déchaîné,
Vous devez marcher droit, pour n’être point berné ;

  1. Quelques-uns des traits satiriques les plus piquants de cette scène se trouvent en germe dans un ouvrage écrit à la fin du quatorzième siècle, et intitulé les Quinze Joies du mariage. Le passage suivant, entre autres, offre avec les vers ci-dessus une grande analogie : « Ils voyent ce qui advient aux autres, et s’en sçavent très bien mocquer et en faire leurs farces ; mais quans ils sont mariez, je les regarde embridez mieux que les autres. Si donc chacun se garde de soy mocquer des autres : mais chacun croit le contraire, et qu’il est préservé et bien heuré entre les autres ; qui mieux le croit, mieux est embridé. » (Quinze oies du mariage, p. 202)