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LES DEUX AVEUGLES

Scène II.

PATACHON, GIRAFFIER.
GIRAFFIER, entrant par la gauche ; il tient un pliant et une mandoline, et porte sur l’estomac une pancarte avec ces mots : AVEUGLE PAR AXIDANS.

Ayez pitié. (Il éternue.) Allons, bon ! me v’là pin… Ayez… (Nouvel éternument. ― Le vent lui enlève son chapeau, qui passe par-dessus le parapet et disparaît.) Ah ! bon ! bien ! voilà ma cloche dans l’eau. (Il regarde par-dessus le parapet.) Allons, il va passer sous le bateau des blanchisseuses. (Criant.) Hé ! là-bas… mon chapeau… attrapez-le. Ah ! l’imbécile ! il l’a laissé passer. Me v’là sans chapeau. Ça se trouve bien, avec mon rhume de cerveau. (Il essaye d’éternuer.) Impossible !… Ayez pitié d’un pauvre aveugle atteint de cécité et même privé de la lumière. (En tâtonnant, il assène un coup de bâton sur le chapeau de Patachon.)

PATACHON.

Aïe, animal ! (Il lui flanque un coup de bâton dans les jambes. ― Il se lève.)

GIRAFFIER.

Faites donc attention, imbécile !

PATACHON.

Faites attention plutôt, vous ; moi, je suis aveugle.

GIRAFFIER.

Moi aussi.

PATACHON, à part.

Un confrère ! que le diable lui torde le cou ! Hier encore, affligé de deux béquilles et installé sur le pont Saint-Michel, j’avais un concurrent privé d’un bras ; comme il me faisait du tort, je me fais aveugle. Je viens ici, et me voilà encore un concurrent. Que la peste l’étouffe !

GIRAFFIER, qui, pendant cet aparté, a placé son pliant.

Un confrère !… c’est fait pour moi. J’en avais un sur le pont Saint-Michel ; je retire de ma manche mon bras plié en deux, je m’établis aveugle, je viens ici croyant être seul de mon état, et pas du tout, en voilà un autre ! Que le diable le patafiole !

(Il s’assied à quelques pas de Patachon.)

PATACHON, à part.

Il s’installe à côté de moi ! (Giraffier accorde sa mandoline.) Il joue d’un instrument à cordes… dépêchons-nous de jouer de mon instrument avant. (Il joue du trombone. Giraffier joue de la mandoline ; puis, étouffé sous les sons du trombone, il gratte avec rage.)

GIRAFFIER.

Ah ! c’est comme ça… tu abuses de ton cuivre…. Je vais chanter ma romance de Belisario. (Il chante.)

––––––Justinien, ce monstre odieux,
––––––Après m’être couvert de gloire,
––––––Il m’a dépouillé de mes yeux ;
––––––Plaignez-moi, je n’y peux plus voir.
––––––Je demand’ mon pain à présent,
––––––N’ayant plus un sou sur la terre ;
––––––Jetez une obole en passant
––––––Dans le casque de Bélisaire.
PATACHON, prend un air satisfait et semble dire qu’il va chanter mieux que cela.
––Sur le pré fleuri, venez, fillettes et garçons,
––Danser, folâtrer au joyeux bruit des violons.
––Le ciel est d’azur, l’herbette est tendre, l’oiseau chante,
––Tout en ce moment, charme, séduit, entraîne, enchante.
––Amusez vous, trémoussez-vous, amusez-vous bien ;
––Le bonheur ici, joyeux enfants, ne coûte rien.
ENSEMBLE.
GIRAFFIER.
–––––––––Justinien, ce monstre, etc.
PATACHON.
–––––––––Sur le pré fleuri, etc.
GIRAFFIER.

Ah ! sapristi, mon confrère, vous m’entrez dans les oreilles ; il n’est pas permis de chanter comme ça ; vous criez comme un aveugle.

PATACHON.

Vous ne vous en privez pas non plus ; je crois que ni vous ni moi ne sommes prix du Conservatoire.

GIRAFFIER, à part, se levant.

On le croirait plutôt pris de vin.

PATACHON, à part.

J’ai entendu cette voix-là quelque part.

GIRAFFIER, à part.

Voilà un organe qui ne m’est pas étranger. (Ils se croisent en tâtonnant avec leur bâton et se trouvent courbés dos à dos.)

GIRAFFIER ET PATACHON.

Serait-ce une indiscrétion de vous demander comment vous avez eu le malheur de perdre la vue, sans vous commander ?

GIRAFFIER, continuant.

Pas le moins du monde, mon cher collègue. (A part.) Il faut rendre des comptes à Monsieur ? Attends ! je vas te coller un fagot.

PATACHON.

Qui ai-je l’honneur d’écouter, d’abord ? Le nom de Monsieur ?

GIRAFFIER.

Stanislas Giraffier. — Le vôtre ?

PATACHON.

Giacomo Patachon, pour vous servir, si j’en étais capable, Monsieur. (A part) C’est un Prussien.

GIRAFFIER.

Vous êtes trop bon. (A part) C’est un Turc.

PATACHON, à part.

Ce Monsieur a du monde.

GIRAFFIER.

Il a du chic ; pour du chic, il en a.

PATACHON.

Je vous écoute.

GIRAFFIER, avec volubilité,

Né de parents auvergnats, mais honnêtes, j’étais dans l’industrie des raccommodages de parapluies, quand, entraîné par mon goût pour la botanique, je fus chargé par une société d’apothicaires d’aller à la Constantinopolitanischertudelsacfaifermaistertchernaïa…

PATACHON.

Dieu vous bénisse !

GIRAFFIER.

Merci… étudier les propriétés du bleu de Prusse et la galvanisation des paratonnerres. Jugez de ma surprise et de ma douleur : la Bérésina était prise. Les crocodiles s’avançaient en silence ; l’ennemi, dans un élan de désespoir et de bravoure digne d’un meilleur sort, enfonce le bataillon carré ; ce fut une affreuse mêlée. Dans l’eau, un mètre par-dessus la tête, pendant près de cinq mois, vainement je suppliai le jeune esclave de m’ouvrir la porte dérobée du jardin, vainement je tentai de le corrompre à force d’or ; mon chien, désolé, se répandait en aboiements plaintifs, la pauvre bête ! Quand je revins à moi, j’avais tout perdu ; les crocodiles avaient dévoré mes parapluies, mon oncle m’avait maudit. Le jeune esclave m’avait donné un tel renfoncement sur mon chapeau, qu’en le retirant je me brisai l’écarquillage du nez communiquant aux fibres de l’œil par la moelle pépinière, et j’étais aveugle, Monsieur ! Oui, Patachon, j’étais aveugle !

PATACHON, à part.

Ah ! tu me fais poser !… Attends, mon bon, attends ! (Haut.) C’est poignant, c’est poignant. (Avec volubilité) Et moi, Giraffier, moi qui vous parle, touriste passionné pour les arts de la numismatique, après avoir dévoré cinq cent cinquante mille francs, tout mon patrimoine, pour me procurer un napoléon du règne de Cléopâtre, je m’engageai comme simple soldat dans le 14e plongeurs… à cheval ; accroché par mes éperons à un fil sous-marin, je m’avançai au-devant de la reine avec ce calme que vous me connaissez ; vainement le Vésuve tonnait et envoyait dans les airs des flots de lave brûlante, dévorant les moissons, les bestiaux, les cabanes et les bergers, rien ne pouvait m’intimider ; j’entrai dans le cratère béant, mon pied glissa sur une pelure de pêche, et j’allai passer par une fissure communiquant à la mer Adriatique. (Souriant et plus lentement.) Là, le jeune prince m’attendait ; il m’envoie un formidable coup de pied dans l’abdomen ; je me retourne, le coup porte ; les bisques de mon habit étaient déchirées, le coup m’avait ravi la lumière. J’étais aveugle, Giraffier ! (Moment de silence.) Je regardais avec une stupéfaction mêlée d’étonnement ces braves gondoliers norvégiens, à la figure franche et basanée qui me faisaient des signes, ne connaissant pas ma langue. (Avec désespoir.) J’étais aveugle aveugle ! aveugle (A part.) Mon histoire vaut bien la tienne.

TOUS LES DEUX.

Quelqu’un ! (Ils courent s’asseoir. – Un passant traverse le pont.) Ayez pitié d’un pauvre aveugle !

GIRAFFIER.

C’est à vous que je parle, dites donc, l’homme au paletot bleu. (Le passant jette un sou ; les deux aveugles se jettent dessus et se bousculent pour l’avoir.)

PATACHON, qui a le sou, le regardant et criant.

Dites donc, vous, quand on jette un sou à des malheureux aveugles, on devrait bien jeter un sou qui soit marqué !

GIRAFFIER.

C’est bien fait ; ça vous apprendra à abuser de vos muscles brutaux pour m’arracher le pain de la main. (A part.) Si j’avais été le plus fort, je t’aurais flanqué une tripotée.

PATACHON.

Muscles brutaux !… des insolences ! (Lui serrant la main et à demi-