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faut chercher la lumière… Tuer, toujours tuer ! Est-ce que l’humanité n’est point lasse de ces éternelles immolations !… Et l’heure n’a-t-elle point sonné, enfin, pour les hommes, de la pitié ?

Hargand

La pitié !… (Il se promène fiévreusement.) La pitié est un déprimant… un stupéfiant… Elle annihile l’effort et retarde le progrès… elle est inféconde… Celui qui crée… n’importe quoi… le savant qui lutte avec la nature… pour lui arracher son secret… l’industriel qui dompte la matière pour conquérir ses forces, les faire servir au besoin de l’homme… et les adapter… en formes tangibles, à son bonheur, ceux-là n’ont pas le droit de s’arrêter à la pitié !… Leur action dépasse la minute où ils vivent… franchit l’espace infime que leur regard embrasse… se répand de l’individu au peuple, sur le monde tout entier… Et pour quelques existences indifférentes qu’ils écrasent autour d’eux… songe à toutes celles qu’ils embellissent et qu’ils libèrent !… J’aurais pu… j’aurais dû être cet homme-là… Ayant ignoré la pitié, j’aurais atteint à un plus grand rêve, peut-être !…

Robert

Vous vous calomniez, mon père !

Hargand

Non… je me regrette !… (Un temps.) Et le voilà aujourd’hui, le résultat de cette pitié imbécile, que je n’ai pas su… que je n’ai pas pu… étouffer en moi !… l’écroulement de toutes mes espérances et des ruines !… (Violent.) Mais c’est fini !… Ils veulent un maître… ils l’auront !…