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Madeleine

Comme vous avez souffert !…

Jean

J’ai souffert, oui… mais plus que des jours de famine, plus que des nuits sans couvert, j’ai souffert de l’indifférence des hommes, et de l’inutilité de mes efforts à leur enseigner le bonheur… J’ai souffert de moi-même, surtout… de ma faiblesse intellectuelle, de mon ignorance… de tout ce vague… de tout ce bouillonnement confus où se perdaient mes élans… Ah ! je m’en rends compte… Et, souvent, je me suis demandé si j’avais bien le droit d’arracher les misérables à leurs ténèbres, pour les replonger, plus profond, peut-être, dans ma nuit à moi… Robert Hargand avait raison, tout à l’heure… Oh ! ne rien savoir… être arrêté à chaque minute, dans un enthousiasme, par sa propre impuissance… Et cette affreuse pensée qu’il n’existe, peut-être, nulle part, une justice ?…

Madeleine

Vous, Jean ?… Vous ?… Ce n’est pas possible…

Jean

Mais c’est fini… D’être venu ici, après tant de fatigues, de déceptions, de routes si longues… d’avoir aimé cette pauvre maison où c’était comme une famille pour moi qui n’ai pas eu de famille… de vous avoir chérie, Madeleine, plus qu’une femme, comme une croyance retrouvée… toutes mes détresses morales, tous mes doutes se sont dissipés… Je ne m’en souviens plus… Avec des forces neuves, avec une foi plus violente dans l’avenir, j’ai reconquis tout l’orgueil… Et