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qu’il vient de peser… Qui te dit… qu’à cette minute même, il n’est pas en train de me maquignonner à ce Gruggh ou à ce Phinck ?… Mais oui !… Mais c’est sûr !…

LUCIEN

La passion t’égare, ma chérie… Pourquoi reprocher à ton père seul une conception du mariage comme tout le monde en a ?… Du moment que l’on fait de l’union sacrée de deux amours l’objet d’un contrat, sur papier timbré, un peu plus ou un peu moins de brutalité… un peu plus ou un peu moins d’ignominie dans le marché… va… c’est toujours le mariage… Tu le disais, toi-même, tout à l’heure… Est-ce que cela nous regarde, nous… nous dont l’amour est pur et libre… et qui nous sommes donnés l’un à l’autre… pour le seul don de nous-mêmes ?… Oublie tout ce passé, Germaine… je t’en conjure…

GERMAINE

Je l’oublierai… si tu peux… si tu veux me le faire oublier… Et voilà ce que je voulais te dire… J’aurais pu accepter cette existence-là… au lieu de me révolter contre elle… On se lasse, à la fin, de lutter seule… sans un encouragement… sans un soutien… sans une amitié… L’exemple… l’habitude… la solitude morale… ont promptement raison… des scrupules les plus fiers… Et je n’ai jamais été une jeune fille, moi… Dans ce milieu de honte et de crime, j’aurais pu, de chute en chute, en arriver insensiblement là où en est arrivé du premier coup Xavier… Comment et pourquoi ai-je été préservée de la contagion ?… En vérité, je ne le sais pas bien… Je crois que ce fut d’abord par la révolte… et plus tard… par l’amour… Et pourtant… à quelles étranges suggestions… j’ai dû résister !… Ah ! Lucien !…