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SUR LA ROUTE


(Deux petits ramoneurs. La nuit tombe sinistre et pâle, enveloppe les champs comme un suaire. Sur la route verglacée, personne, et dans le ciel uni, d’un bleu sombre, les corbeaux ont cessé de passer. À travers la plaine, sur le sol dur, dans le silence, retentit le roulement d’une charrette qui se hâte, qu’on ne voit pas et qui va s’éloignant. Les petits ramoneurs tendent l’oreille au bruit et gémissent. Il semble que les pierres craquent sous l’étreinte du gel, et le vent qui souffle, par rafales brusques et coupantes, est plein de morsures. Dans les arbres lamés de givre, la lune qui monte multiplie de blancs regards féroces et clignotants… Depuis quatre jours, les petits ramoneurs sont tout seuls. Leur maître est mort, un soir, endormi par l’ivresse, au bord d’un fossé. On les a recueillis dans un bourg, on les a mis dans un dépôt de mendicité ; une grande salle froide et nue, où sur une botte de paille étalée, des miséreux se lamentaient, des femmes, des tout-petits, de grands garçons pâles, des vieillards… Ils sont restés là deux jours, et puis on leur a dit de s’en aller, parce qu’il y avait trop de pauvres, et que la salle était trop petite. Alors, ils sont partis. Ils ont erré, ils ont marché devant eux, tendant la main, et demandant du travail. Mais il n’y a plus de travail ; toutes les cheminées sont ramonées ; et quand ils imploraient un morceau de pain, ils entendaient toujours les mêmes paroles : « Encore des vagabonds ! C’est étonnant ce qu’il y a de vagabonds, cette année, sur les routes… Pourquoi ne fourre-t-on pas tout ça en prison ? » Ils voudraient bien être fourrés en prison, parce qu’ils auraient moins froid, peut-être, et moins faim !… Hélas ! les prisons, aussi, sont pleines partout !… Tout à l’heure, ils ont aperçu, à quelques mètres de la route, une belle ferme, avec une grande cour et des grands bâtiments tout autour. Sans doute qu’il y a là des granges, des fanis, de chaudes étables… On serait si bien là-dedans !… Et ils se sont émerveillés à suivre, dans l’air, un gros panache de fumée, qui s’élevait au-dessus du toit, tourbillonnait un instant, et s’évanouissait dans le ciel… Alors ils se sont décidés, craintifs, à demander un abri, un tout petit