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mains maculées de rouille, gercées de travail, ranger des poêlons de fonte, ficeler des paquets de clous. Cela lui sembla répugnant, inadmissible, et plus irréparable que s’il eût été bossu ou cul-de-jatte. De même qu’il avait mesuré la distance qui le séparait de Guy de Kerdaniel, de même il mesura celle qui séparait son père du père de celui-ci : un beau monsieur, sans doute, avec une belle barbe étalée, et des mains très blanches, fièrement campé dans une voiture, que menait, sur des allées de sable jaune, à travers des paysages riches, un cocher tout galonné d’or. Dans la vertigineuse seconde que dura son hésitation à répondre, mille pensées, mille souvenirs, mille sentiments, mille spectacles, mille presciences, défilèrent ensemble et pèle-mêle. Les êtres, les choses, les idées prenaient des contours autres, des directions et des formes nouvelles, d’une implacable rigueur, d’une désenchantante brutalité. Et les murs de la cour, et la boutique projetaient leur sale ombre sur ses plus chers, ses plus purs souvenirs. Son père, les voisins, Mme Lecautel, Marguerite, le pays tout entier, le ciel natal, et lui-même, cette ombre les enveloppait d’un épais, d’un étouffant voile de dégoût. En ce moment, ses billes d’agate et de verre colorié, sa belle boîte de compas, ses toupies de cuivre ronflant, dont il était si fier, vis-à-vis de ses camarades de là-bas, qui réalisaient sa conception la plus élevée du bonheur, du luxe et du rang, il les eût sacrifiés, sans un regret, avec joie, tout de suite, pour être né de parents nobles et oisifs, pour pouvoir le crier bien haut à la face de tous les Kerdaniel de la terre. En son trouble d’orgueil, il chercha d’abord à mentir, à se renier, à se his-