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fumée, s’épaississant, dérobait l’horizon, le ciel, noyait les champs d’un brouillard roux, à chaque minute plus dense. Bolorec vit, dans ce brouillard, passer des formes spectrales, des pans tordus de capote, des dos affolés, des fuites éperdues, de la déroute. Cela passait sans cesse, un à un, d’abord, puis par groupes, puis par colonnes débandées et hurlantes ; cela passait avec des gestes cassés et fous, d’étranges profils, des flottements vagues et de noires bousculades ; et des chevaux sans cavaliers, leurs étriers battants, le col tendu, la crinière horrifiée, surgissaient tout à coup dans la mêlée humaine, emportés en de furieux galops de cauchemar. Des soldats enjambaient les lignes des mobiles, couchés, sans sacs, sans fusils, sans képis.

Sébastien demeurait immobile, la face contre le sol. Il ne voyait plus rien, n’entendait plus rien, ne pensait plus à rien. Au début, il avait voulu se raisonner, se montrer brave, comme Bolorec. Il faisait appel à des souvenirs capables de le distraire de l’horreur présente. Mais ces souvenirs fuyaient, ou se transformaient, aussitôt, en de terrifiantes images. Il avait beau se raidir contre les défaillances de son courage, réunir, dans un effort suprême, ce qui lui restait d’énergies éparses et de forces mentales, la peur le gagnait, l’annihilait, l’incrustait davantage à la terre. Cependant, quelquefois, sans bouger, d’une voix tremblante, il appelait Bolorec, pour s’assurer que son ami était là, vivant, près de lui, toujours. Cette préoccupation de se savoir protégé — le seul sentiment qui subsistât en la déroute de sa volonté — disparaissait également. Il était comme