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— Je voudrais bien savoir pourquoi on appelle ces volatiles des cygnes ? demande M. Isidor-Joseph Tarabustin.

À quoi l’ami répond avec un grincement :

— Ce sont des oies qui ont le cou trop long, voilà tout… Toujours l’amour du mensonge.

Le soir, avant de se coucher, M. Tarabustin flâne, majestueux, sur la route d’Espagne, jusqu’au « dernier bec de gaz de France ». Il dit, en enflant la voix : « Allons jusqu’au dernier bec de gaz de France ! » Sa femme le suit, clopinant péniblement, molle, boursouflée de graisse jaune, et suivie elle-même de son fils qui choisit, pour y mettre le pied, les plus larges bouses, les plus gros tas de crottin, nombreux à cette heure, sur cette route où, dans la journée, passèrent tant d’attelages de bœufs et tant de chevaux… Arrivé devant le dernier bec de gaz de France, M. Tarabustin s’arrête, médite longuement, ou bien, selon les dispositions de son humeur, improvise des réflexions morales, de hautes pensées philosophiques, pour l’éducation de sa famille. Puis, il s’en retourne, lentement, à la ville, et il rentre dans la chambre, sans air et sans jour, qu’il a louée en une maison étroite, humide, malsaine, assombrie, même durant les plus clairs soleils, par une double rangées d’arbres. Et tous les trois, leurs lits se touchant, leurs poitrines échangeant familièrement le poison de leurs trois haleines, ils s’endorment… Quelquefois, lorsque leur fils dort,