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instruits et les plus savants de la contrée.

Tout le long du jour, jusqu’à l’âge de quinze ans, je gardai, dans la lande, un petit cheval roux, un petit cheval fantôme, sur le museau duquel, à force de se frotter aux ajoncs, avaient poussé deux longues moustaches grises. Et trois brebis, noires comme des démons, avec des yeux rouges et aussi de longues barbiches pointues de vieux bouc me suivaient en clopinant et bêlant. C’est le cas de se demander de quoi tout cela vivait. De l’air du temps, sans doute… à la grâce de Dieu, probablement, car, pour ce qui est de l’herbe, il n’y en avait ni gras ni lourd dans la lande, je vous assure.

Enfin, j’étais un garçon bien obéissant et bien respectueux, craignant Dieu, respectant le diable, et toujours seul. Jamais une pensée mauvaise, comme en ont tant d’autres enfants, n’était entrée dans ma cervelle. Pour être tout à fait juste, je devrais dire que jamais aucune pensée, de quelque nature qu’elle fût, n’était entrée dans ma cervelle… pas même le soir où, ma mère étant morte, mon père fit venir ma sœur, qui était mon aînée, dans son lit… Ne vous récriez point, et ne croyez pas que c’est là une dépravation de l’instinct, une débauche contre-nature… Non… c’est l’habitude chez nous, et ça n’empêche pas de vivre en braves gens, de faire ses dévotions et de suivre les pèlerinages… Au contraire… Mon père eut de ma sœur deux enfants qui furent mes frères aussi bien