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En ces moments-là, il sentait battre dans sa poitrine l’âme d’un Jules Simon.

Un jour son rêve se précisa ; c’était en 1885, alors que le choléra dévastait Marseille et Toulon. Le maire se promenait un matin sur le quai du Kernac, et sa pensée, franchissant les mers et les continents, se pavanait parmi les cholériques de là-bas. Il évoquait les hôpitaux encombrés, les rues mornes, l’effroi des habitants, les corps tordus par l’horrible mal, le manque de cercueils, les grands feux qui brûlaient sur les places publiques, et se disait :

— Ont-ils de la chance, les maires de là-bas !… Moi, jamais je n’aurai de ces chances-là… Et que font-ils ? Rien… Ils perdent la tête, voilà tout. Ce ne sont pas des organisateurs. Ah ! qu’il me vienne une bonne épidémie, et l’on verra. On ne me connaît pas encore… Et qu’est ce que je demande ?… Rien… Je n’ai pas d’autre ambition que celle d’être utile… La croix de la Légion d’honneur me suffira…

À ce moment, une chaloupe de Quiberon entra dans le port et vint s’amarrer au quai, contre la cale où le maire, arrêté, songeait à ces charitables songes. Et tout à coup, il sursauta.

— Oh ! mon Dieu ! cria-t-il.

Dans le fond de la chaloupe, un matelot était couché sur un paquet de filets, paraissant en proie à un mal indicible. Les jambes tordues, les bras crispés, le corps, tout entier, secoué par