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que nous avons fait du personnel des pompes funèbres nos doucheurs… nos croupiers… nos chanteurs comiques… et que nous songeons maintenant à transformer notre cimetière en un superbe tir aux pigeons…

« Ce fut seulement la dernière année de mon traitement que je connus le secret de cette extraordinaire immortalité… Voici comment :

« Une nuit que je rentrais chez moi très tard, et que tout semblait dormir dans la ville immortelle et bienheureuse, je perçus, venant d’une rue transversale à celle que je suivais, des bruits insolites, bruits de voix essoufflées et chuchotantes, de pas pesants, de fardeaux sonores qui se seraient heurtés l’un contre l’autre… Je m’engageai dans la rue, qu’un seul réverbère éclairait à peine, à l’autre bout, d’une lueur trouble et tremblante. Et, avant que je pusse distinguer ce qui se passait, j’entendis nettement ceci :

» – Mais, nom d’un chien !… taisez-vous donc… vous allez réveiller les étrangers !… Et si la fantaisie leur prenait de venir voir ce que nous faisons ici… eh bien, nous serions frais…

« Je m’approchai, et voici l’étrange, l’inattendu, le lugubre spectacle que je vis : dix cercueils portés chacun par quatre hommes, dix cercueils se suivant à la file… et se perdant processionnellement dans l’ombre… Dans une ville où personne ne mourait, j’étais tombé sur un embarras de cercueils… Stupéfiante ironie !