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» – Je veux passer le pont, na !… Vous entendez ?… Allez par le village, si cela vous plaît…

« J’essayai doucement de la dissuader, mais elle m’imposa silence d’une voix si brève, si nette, si coupante, que je n’osai plus insister, et je suivis Laure dans la sente, parmi les grosses pierres qui nous meurtrissaient les pieds et les ronces de la haie qui déchiraient sa robe, au passage…

« Au bas de la sente, la rivière coulait, large, profonde, fermée sur l’autre rive par un épais rideau de saules et d’aulnes qui faisaient sa surface d’un vert noir, d’un vert couleur d’abîme.

» – Vous voyez bien ! lui dis-je doucement, et sans reproche… Il n’y a pas de pont… Et vous allez être très lasse.

« Elle plissa ses lèvres de dépit, ne répondit rien et resta quelques secondes à regarder l’eau verte, puis les aulnes et les saules de l’autre rive. Et nous rebroussâmes chemin, gênés tous les deux par je ne sais quoi de subitement plus lourd, oppressés tous les deux par la survenue d’un nouveau destin, qui rendait notre marche pesante et chancelante comme une montée de calvaire.

« Comme Laure tirait la jambe, très fatiguée, je lui offris, à plusieurs reprises, l’appui de mon bras. Elle le refusa net :

» – Non… non… Je ne veux pas votre bras… Je