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ligne, à chaque mot, mon enthousiasme allait grandissant. Dans le désir exalté où j’étais de venger M. Caro, je crois bien me rappeler que je dépassai la mesure de la poésie. Et dans ces circonstances, Dieu sait si la mesure est bonne. J’accumulai autour de l’image purifiée de M. Caro les paysages les plus nobles et les plus divers. Je le nimbai de forêts vierges, d’horizons infinis, d’étangs mystérieux, de brumes nacrées, de fracassantes lumières. Tour à tour je le montrai effacé, aérien dans les aubes pâles, violent sur les soleils couchants, enjambant les moissons, dominant les meules, ou perdu dans le sillon brun. Mieux que cela, j’en fis une sorte de dieu rustique, à la figure barbouillée de terreau au dos voûté, aux mains calleuses, le symbole anthropomorphe et vivant de la Terre. C’était admirable. L’article parut.

Quel réveil après ce songe ! Quelle chute du haut de mes verbes révélateurs !

Le lendemain, j’apprenais que je m’étais trompé de Caro. Ce n’était point M. Caro (Marie-Elme), c’était M. Ludovic Carrau, un professeur de philosophie aussi, auquel je n’avais pas pris garde, qui habitait la petite maison des Damps. C’était pour M. Ludovic Carrau que j’avais monté ma lyre à ce ton supra-aigu de poésie panthéiste et vengeresse. Je courus aussitôt trouver mon homme et l’accablai de durs reproches. D’abord il ne voulut pas se rendre à l’évidence.