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— Celui-là, me disait-il en son langage reptilien, celui-là est un pur artiste. Peut-être est-il le pur artiste, l’artiste essentiel. De tous vos poètes, il est le seul, extraordinaire vraiment, qui ait trouvé le mot exprimant, à la fois, une forme, une couleur, un son, un parfum, une pensée. Il représente l’objet comme la nature le crée, c’est-à-dire qu’il enclôt, en un tout, par de subtiles ellipses, les différentes qualités que cet objet possède. Alors que, pour décrire cet objet dans sa forme, sa coloration, son mouvement, son harmonie avec les objets voisins, les autres poètes sont obligés de le dissocier en phrases nombreuses, de l’éparpiller en des expressions où il finit toujours par perdre son vrai caractère, avec son homogénéité, M. Stéphane Mallarmé le fixe par un seul verbe, qui devient l’objet lui-même. Ses mots ne sont plus des mots, ils sont des êtres. Son obscurité, qui lui est tant reprochée, est donc elle-même de la vie, de cette vie elliptique, énigmatique, qui règne partout, aussi bien aux pistils des fleurs qu’aux prunelles des femmes. Évidemment la vie est obscures à qui ne sait pas la pénétrer. Combien ignorent ce que c’est qu’un arbre, un baiser… Ah ! M. Mallarmé n’est pas populaire ; c’est tant mieux pour lui, et pour nous qui l’en aimons davantage. Pareil à un objet d’art unique, il est trop cher pour la foule des acheteurs moyens ; seuls les millionnaires de l’esprit, qui sont souvent les plus pauvres d’argent, peuvent le posséder.