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« Nous sommes les Rois, les Empereurs et les Conquérants, et ce bonheur dont tu jouis, c’est nous qui l’avons conçu, préparé, développé, transmis. Nous avons travaillé pour toi sans trêve ni repos ; c’est pour te conquérir un bonheur que nous nous sommes acharnés à faire, de siècle en siècle, plus grand et plus profond, que nous avons régné. Ne crois pas que le bonheur soit une invention moderne. Il est vieux comme la politique ; et la politique est vieille comme le monde. Elle date du jour où deux hommes s’étant rencontrés, le plus fort s’est mis à dépouiller le plus faible, à lui prendre ses armes, ses vêtements, sa liberté, son intelligence ; c’est-à-dire à le rendre heureux en l’allégeant de tout cela. Nous n’avons pas agi autrement ; nous avons agi plus en grand, voilà tout. Et tes maîtres d’aujourd’hui font ce que nous avons fait. Ils continuent la bonne tradition, car il faut que tu le saches, c’est dans la poussière de nos trônes qu’ils ont ramassé ce bonheur ineffable dont ill nous semble que tu te fais une idée insuffisamment joviale ».

Et je ne me doutais de rien.

Non seulement je ne me doutais de rien, mais je m’irritais contre ces ombres du passé, contre ces charitables personnes du présent, ces âmes dévouées, ces êtres d’abnégation et de sacrifice, que j’accusais de troubler mon repos, ma raison, mes enthousiasmes, mes espérances d’un avenir de justice. J’étais heureux, indubi-