Les grandes époques n’avaient pas de critiques, elles se contentaient d’avoir des artistes. Aujourd’hui les critiques, qui sont impuissants à créer quoi que ce soit, pullulent ; c’est devenu une armée retentissante et glapissante, à laquelle rien ne résiste. Sous prétexte d’analyse, de psychologie, de morale, de saine littérature, ils s’installent dans les œuvres d’autrui, à peu près comme des soldats envahisseurs dans un pays qu’ils ont ravagé et conquis. Malgré Joseph Delorme, en qui chantait un poète, malgré Volupté, où, sous les subtilités agaçantes et les mièvreries de sentiment, l’observateur promenait parfois d’étranges lumières sur les ténèbres de l’amour, Sainte-Beuve est demeuré seulement un critique. Ce qu’il y avait en lui de poète et de créateur s’est desséché dans ce desséchant métier. Par son énorme influence et son universel crédit, il pouvait beaucoup pour la littérature, et il ne lui a rien donné, pas plus de lui que des autres, il ne lui a rien donné que des critiques, de l’esprit très fin, très méchant, très contourné, une intelligence très vive et très myope, aussi habile à saisir les petits côtés d’un homme sans en voir les grands, un art extrême à fleurir les épigrammes et à ciseler les ironies, une dextérité de prestidigitateur à faire prendre les coups d’épingle qu’il appliquait à pleine peau pour de prodigieux coups de sonde dans les profondeurs de l’intellect humain, une grâce apprêtée et minaudière de vieille coquette à jouer ces petits jeux académiques dont le mécanisme